Du daguerréotype à Instagram : la photographie dans les collections de la BnF
Les collections photographiques de la Bibliothèque nationale de France comptent aujourd’hui plus de six millions d’images et plus de 10 000 photographes du milieu du XIXe siècle à aujourd’hui. Elles sont le produit d’une longue histoire, commencée peu après la naissance du médium lui-même.
En 1849, le graveur Augustin François Lemaître fait don au cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale d’une héliographie. Cette technique d’impression sur papier, qui constitue le tout premier procédé photographique, a été mise au point deux décennies plus tôt par Nicéphore Niépce, avec qui Lemaître a travaillé.
Ainsi la photographie fait-elle son entrée à la Bibliothèque grâce à un proche du premier inventeur. Un siècle et demi plus tard, plus de six millions d’images ont rejoint les fonds photographiques, au gré d’enrichissements « aussi précieux qu’aléatoires, qui en font une collection aux dimensions multiples, d’une incomparable épaisseur historique », analyse Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la photographie.
Une constitution par strates successives
S’il faut attendre 1925 pour que l’obligation de déposer les supports photographiques à la Bibliothèque nationale soit clairement inscrite dans la loi – à l’instar du dépôt légal des estampes depuis 1642 – certains photographes y voient rapidement un moyen permettant de garantir la propriété de leur production. Le premier est l’imprimeur lillois Louis-Désiré Blanquart-Evrard, qui confie des exemplaires de son abondante production à partir de 1851. Son exemple est suivi par d’autres photographes commerciaux et professionnels.
Mais tous ne se plient pas à la démarche. Félix Nadar, Gustave Le Gray, Charles Nègre ou Édouard Baldus, par exemple, ne déposent pas leurs œuvres : elles entreront plus tard dans les collections par d’autres biais. C’est également le cas des pièces uniques dues à des procédés comme le daguerréotype ou l’autochrome qui échappent par nature au dépôt légal. Tout comme les négatifs sur papier et sur verre ou encore les albums d’amateurs qui fleurissent avec l’apparition d’appareils de plus en plus légers et de moins en moins coûteux. Les conservateurs, dans ce domaine, suivent l’exemple des premiers collectionneurs privés.
Une première vocation documentaire
Si des acquisitions et des dons ont complété l’apport du dépôt légal dès les années 1850, c’est à partir des années 1940 que les conservateurs du département procèdent à des acquisitions de manière plus systématique et plus réfléchie. « Les photographies ne sont alors pas classées par auteurs, mais par thématiques, rappelle Flora Triebel, chargée de la collection de photographies du XIXe siècle. Elles viennent nourrir les séries sur l’histoire et l’histoire de l’art, sur l’architecture, l’archéologie, le costume, la topographie ou encore la médecine. »
Durant son premier siècle d’existence, le médium photographique se voit attribuer par la Bibliothèque une vocation purement documentaire. Si elle acquiert par milliers les clichés d’Eugène Atget qui répertorie le Paris des années 1900, elle néglige les œuvres des pictorialistes comme Constant Puyo ou Robert Demachy qui revendiquent le statut d’œuvres d’art pour leurs photographies.
Le changement de politique de l’après-guerre
Il faut attendre l’après-guerre pour que deux jeunes conservateurs du département, Jean Prinet et Jean Adhémar, décident d’amorcer une politique d’acquisition dynamique s’appuyant sur un mouvement d’intérêt né dès les années 1930 pour l’histoire de la photographie et la sauvegarde des œuvres anciennes. D’importants fonds de collectionneurs privés pionniers sont acquis, comme pour effacer les regrets de la fin des années 1930 qui avait vu l’extraordinaire collection de photographies anciennes de Gabriel Cromer échapper à la Bibliothèque nationale au profit de la George Eastman House de Rochester, aux États-Unis. Heureusement, un important reliquat de cette collection entre dans les fonds de la Bibliothèque en 1945. Les 60 000 épreuves et albums de la collection de Georges Sirot, les albums et daguerréotypes rassemblés par Albert Gilles puis la collection de René Coursaget viennent combler certains manques.
À ces ensembles s’ajoutent des fonds d’ateliers ou des ensembles d’œuvres (Nadar, Reutlinger, Otto et Pirou, puis Séeberger, Poitevin et Disdéri), des fonds d’agences de presse (Rol, Meurisse, Mondial et SAFARA) et des photothèques de quotidiens comme Le Journal et L’Aurore. Parallèlement à ces accroissements spectaculaires, les collections photographiques sont montrées au public : en 1955, une exposition intitulée Un siècle de vision nouvelle explore les liens entre peinture et photographie. Elle marque le début d’une programmation riche et régulière qui perdure aujourd’hui.
Vers une logique muséale
Au cours des années 1970 – qui voient le cabinet des Estampes changer de nom pour devenir le département des Estampes et de la photographie –, cette entreprise d’enrichissement se double d’un changement de point de vue. Un gigantesque travail de reclassement visant à rassembler par auteur les œuvres jusqu’alors dispersées par sujets dans les séries documentaires est mené par les deux conservateurs chargés de la photographie, Bernard Marbot et Jean-Claude Lemagny. Ainsi les photographes, à l’instar des graveurs, sont désormais considérés comme des auteurs et non plus des fournisseurs anonymes de documentation.
Jean-Claude Lemagny, chargé de la photographie contemporaine entre 1968 et 1996, noue quantité de liens avec les photographes de son époque et contribue à donner une dimension internationale aux collections en rassemblant des œuvres de photographes européens, américains et japonais. « À la logique documentaire initiale puis à la logique archivistique liée à l’acquisition des fonds d’ateliers se superpose une logique muséale qui met l’accent sur le style des auteurs – et c’est la conjonction de ces trois prismes qui fait aujourd’hui le caractère unique de cette collection », explique Dominique Versavel, cheffe du service de la Photographie.
Le service du Dépôt légal numérique, chargé de ces collectes, a par ailleurs mis au point l’an dernier un dispositif permettant de collecter des comptes Instagram. Ce réseau social, utilisé par quantité de photographes professionnels et amateurs, permet de documenter une partie des usages actuels de la photographie – qui pourront être étudiés par les chercheurs de demain.
Une présence dans tous les départements de collections
Parallèlement à la constitution de cette remarquable collection conservée au département des Estampes et de la photographie, le médium photographique a naturellement trouvé sa place dans d’autres départements de la Bibliothèque. Un photographe comme Man Ray, par exemple, apparaît aussi bien dans le fonds Antonin Artaud du département des Manuscrits où se trouve un très beau portrait de Génica Athanasiou, qui fut la compagne du poète, que dans le fonds Boris Kochno du département de la Musique qui comprend les fameux tirages des danseurs Nijinski, Diaghilev ou Lifar. On le retrouve à la réserve des Livres rares, avec notamment l’édition précieuse d’un recueil de poèmes de Paul Éluard comportant une photographie originale signée. Quant au département des Arts du spectacle, il conserve dans le fonds de l’actrice Renée Saint-Cyr son portrait par Man Ray.
Au fil des années, des ensembles photographiques parfois considérables ont rejoint les collections de la Bibliothèque. Le département des Cartes et plans est dépositaire depuis 1942 des fonds de la Société de géographie qui contiennent 145 000 tirages et plaques de verre rapportés par ses membres entre 1875 et 1920. « Ces photographies sont prises pour la plupart dans un contexte colonial, explique Olivier Loiseaux, chef du service des Acquisitions et des collections géographiques. Elles s’inscrivent dans un large panel de disciplines qui couvre aussi bien la géographie que l’archéologie, l’architecture, ou encore l’anthropologie. »
Photographie et anthropologie
De fait, la présence importante de la photographie dans d’autres départements de collections s’explique en partie par les méthodes de travail des anthropologues. Au département des Manuscrits, le fonds Claude Lévi-Strauss comporte les clichés pris lors de ses missions au Brésil. C’est aussi le cas pour le fonds de l’ethnologue Germaine Tillion, qui a travaillé en Algérie dans les années 1930, et pour celui du réalisateur et ethnologue Jean Rouch, qui a rapporté de ses missions en Afrique plusieurs dizaines de milliers de vues prises depuis les années 1940 jusqu’aux années 1960.
Au département Son, vidéo, multimédia, la photographie est entrée dans les collections avec l’Exposition coloniale de 1931. C’est là que s’était déroulée la première enquête ethnomusicologique en France et que les 157 interprètes enregistrés avaient été photographiés. Les fonds d’ethnomusicologues majeurs comme Simha Arom, expert des musiques d’Afrique centrale, ou Deben Bhattacharya, que l’on considère aujourd’hui comme l’un des pères de la world music, contiennent respectivement plus de 2 000 et 5 000 photographies. De façon plus inattendue, le département de la Musique conserve aussi des tirages recueillis lors d’une expédition menée dans les Indes néerlandaises en 1938 par Rolf de Maré, riche industriel qui créa à Paris en 1920 les Ballets suédois.
Le spectacle vivant photographié
L’intérêt des photographes pour les arts de la scène constitue un autre fil rouge de la présence de la photographie dans différents fonds de la Bibliothèque. Au département des Arts du spectacle se trouvent quantité de portraits de comédiens, actrices et artistes de music-hall pris par Nadar, Carjat, Reutlinger et leurs contemporains. Ces collections reflètent l’évolution de la photographie de scène qui, à partir de 1945, ne se contente plus de représenter les acteurs en studio ou dans leur loge, mais les immortalise pendant le spectacle. Magistralement illustrée par le fonds Roger Pic dont les 200 000 négatifs couvrent une période qui court de 1950 à 1980, la photographie de spectacle après 1945 constitue « un axe fort de la politique d’acquisition du département, qui compte plus de cinquante fonds de photographes de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle », souligne son directeur Joël Huthwohl.
Au département de la Musique, la photographie s’est fait une place par le biais des fonds hérités de l’Opéra – qui s’était doté en 1860 d’un photographe officiel en la personne d’Eugène Disdéri, chargé d’immortaliser tous les danseurs et figurants en costumes. C’est là aussi que sont conservées les photographies des Ballets russes du fonds Boris Kochno, celles des Ballets suédois dans le fonds des Archives internationales de la danse, ou encore celles de Jacques Moatti, qui a travaillé pendant 25 ans à l’Opéra de Paris à partir des années 1980. Dans un autre genre musical, le département Son, vidéo, multimédia détient, grâce au fonds Charles Delaunay – qui fut l’imprésario du clarinettiste et saxophoniste Sydney Bechet –, une importante collection de photographies sur le jazz.
Ainsi brillent les mille et une facettes d’une collection qui continue de s’enrichir du travail des photographes contemporains que la Bibliothèque s’attache à mettre en valeur par le biais d’expositions, comme celles consacrées à Raymond Depardon en 2010, Joel-Peter Witkin en 2012, Anders Petersen en 2013, Alix Cléo Roubaud en 2014 ou encore Richard Avedon en 2016 – sans négliger les acquisitions patrimoniales qui complètent les collections plus anciennes. « Je travaille avec des auteurs vivants, ici et maintenant », sourit Héloïse Conésa, responsable de la photographie contemporaine, qui reçoit chaque jour des photographes. L’enjeu est de concilier l’identité spécifique de la collection de la BnF et l’attention à la création, tout en évitant de se limiter à l’actualité : « Je considère que j’ai aussi une mission de défricheuse », explique-t-elle. Une façon de poursuivre l’histoire de cette collection, en pariant sur ce que sera le patrimoine photographique de demain.
Mélanie Leroy-Terquem
Article paru dans Chroniques n° 91, avril-juillet 2021.
1851-2021 : 170 ans de photographie à la BnF
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1851
Prémices du dépôt légal de la photographie. L’imprimeur lillois Louis-Désiré Blanquart-Evrard dépose des exemplaires de sa production de tirages photographiques à la Bibliothèque, sur le modèle du dépôt légal des estampes.
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1914
À cette date, le cabinet des Estampes dénombre dans ses collections plus de 100 000 épreuves photographiques, sans compter les albums.
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1942
Dépôt au département des Cartes et plans du fonds de la Société de géographie, qui comprend notamment 145 000 photographies.
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1945
Acquisition auprès de la veuve de Gabriel Cromer de 1 500 épreuves de la collection de son mari mort en 1934, parmi lesquelles on trouve des œuvre de Nadar, Le Gray, Disdéri, Adam Salomon, Pierre Petit, Aguado. Cet événement marque le début de la politique volontariste d’acquisition rétrospective d’œuvres patrimoniales.
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1946
Premier Salon de la photographie à la Bibliothèque nationale. Il se tient chaque année jusqu’en 1961 et contribue à faire de la Bibliothèque l’un des rares lieux d’exposition de la photographie après-guerre.
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1950
Acquisition du fonds d’atelier des Nadar (50 000 épreuves, archives et correspondance). Durant les décennies qui suivent, d’autres fonds d’ateliers majeurs entrent dans les collections : Reutlinger en 1954, Otto et Pirou en 1957, Séeberger en 1976, Disdéri en 1995.
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1955
Acquisition de la collection de Georges Sirot (60 000 épreuves et albums). Cet événement marque le début d’une série d’acquisitions de collections privées comme celles d’Albert Gilles en 1960 et de René Coursaget en 1975.
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1961
Acquisition des fonds de quatre agences de presse – Rol, Meurisse, Mondial et SAFARA –, soit plus de 200 000 clichés d’actualité de 1904 à 1945. Daguerre et les premiers daguerréotypes français : première exposition monographique consacrée à la photographie à la Bibliothèque nationale.
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1968
Au cabinet des Estampes, Jean-Claude Lemagny – qui s’occupait jusque-là de la gravure du XVIIIe siècle –, se voit confier la photographie contemporaine. Il a joué un rôle décisif dans la reconnaissance de l’art photographique par les institutions patrimoniales et le grand public. Au même moment, Bernard Marbot y prend également ses fonctions pour la photographie ancienne.
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1971
Ouverture d’une galerie d’exposition spécialement dévolue à la photographie au 67, rue de Richelieu : ce lieu d’accrochage à rotation assez rapide permet de nombreux dons de photographes contemporains.
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1974
Le cabinet des Estampes devient le département des Estampes et de la photographie.
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2003
L’exposition Portraits / Visages offre un parcours dans les collections photographiques de la BnF à travers le genre du portrait. Cette exposition, comme une vingtaine d’autres consacrées à la photographie, bénéficie d’une version en ligne consultable sur expositions.bnf.fr
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2009
Début de la numérisation des collections spécialisées (manuscrits, cartes, partitions musicales, mais aussi photographie). Aujourd’hui, Gallica donne accès à plusieurs centaines de milliers de photographies prises entre 1839 et 1940.
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2021
Exposition Henri Cartier-Bresson. Le Grand Jeu