Delphine Horvilleur, résidente musée

Philosophe et rabbine, Delphine Horvilleur a choisi de se confronter, dans le cadre de sa résidence-musée BnF I Fondation Simone et Cino Del Duca – Institut de France, à trois œuvres exposées dans la galerie Mazarin. En résonance avec le texte qu’elle signe dans le Journal du musée, elle s’exprime pour Chroniques sur les raisons de ce choix.

 

Chroniques : Vous avez choisi trois images, une gravure du XVIe siècle représentant un écorché, une affiche de Mai 68 et un autoportrait dessiné par Louise Bourgeois à la fin du XXe siècle. Qu’est-ce qui a guidé ce choix ?

Delphine Horvilleur : En tant que rabbine, je suis attachée à l’idée que les générations peuvent se rencontrer et se parler. J’ai apprécié cet exercice qui consiste à faire dialoguer des temps très différents de création. Il devient de plus en plus difficile aujourd’hui pour des gens qui ne partagent pas la même représentation du monde, ni les mêmes valeurs, d’échanger et de se comprendre. Or le musée, et singulièrement celui de la BnF, présente des pièces qui remontent à quelques décennies ou à des centaines d’années, voire parfois des millénaires. Il nous fait prendre conscience que les générations ne sont pas si séparées que cela par les strates du temps et qu’elles ont une capacité à dialoguer entre elles.

Louise Bourgeois, Self Portrait, pointe sèche, eau-forte et aquatinte en couleur - 1990 - BnF, Estampes et photographie

 

Vous nous invitez à interroger notre rapport aux images. En quoi est-il essentiel de regarder au-delà des images qui se proposent à nous ?

Je crois qu’il est très important de ne pas tomber dans un rapport idolâtre aux images en s’imaginant qu’il n’y a rien d’autre à voir que ce qui est montré. Quand vous regardez le tableau de Magritte, Ceci n’est pas une pipe, vous voyez une pipe et vous lisez en même temps que vos yeux ne disent pas la vérité. L’œuvre d’art dit à vos yeux qu’il existe un au-delà de ce qui est représenté, un au-delà du visible.

Ces trois représentations de la figure humaine l’appréhendent de façons très différentes : dans sa dimension corporelle, dans sa dimension politique et dans sa dimension psychique. En quoi ces images ont-elles à voir avec la révélation d’une réalité cachée ?

Ces trois représentations posent la question de ce qu’il y a à voir derrière le visible. C’est une quête humaine depuis la nuit des temps. Cette question est cruciale pour notre civilisation, à un moment où l’intelligence artificielle permet de créer de toutes pièces de fausses réalités, de l’invisible qui peut être un pur mensonge. Aujourd’hui, les images sont utilisées, par exemple dans les conflits internationaux, comme des armes de guerre. On crée du mensonge imagé qui ravit le regard, capture la conscience et l’empêche de voir au-delà.

En quoi les images peuvent-elles empêcher de penser ?

L’image possède deux pouvoirs paradoxaux : elle peut rendre paresseux ou au contraire stimuler notre intelligence et notre créativité. Je pense que l’enjeu de la création, c’est d’agrandir l’intelligence. Les trois œuvres que j’ai choisies conduisent à ce questionnement. Ainsi, l’affiche de Mai 68, qui est une image de propagande, nous animalise, elle fait de nous des veaux, pour paraphraser le général De Gaulle. Mais l’image peut aussi au contraire nous redresser, nous agrandir, à l’infini.

Propos recueillis par Sylvie Lisiecki

Article paru dans Chroniques n° 100, avril-juillet 2024