Amos Gitai, entre mémoire et création
Chroniques : Quelles ont été les étapes de conception de l’exposition ?
Amos Gitai : Pour chacune des expositions que j’ai faites, au Palais de Tokyo, au MOMA, au centre Georges-Pompidou et maintenant à la BnF, la question de l’espace a été déterminante. Quand j’ai visité l’allée Julien Cain du site François-Mitterrand, j’ai été frappé par sa linéarité relativement étroite. J’ai aussi aimé sa proximité avec les salles de lecture. J’ai alors pensé à une sorte de road movie dont le fil conducteur serait des fragments d’archives. L’événement de l’assassinat de Rabin constitue une mémoire éclatée. Il ne nous reste que des traces partielles de cette histoire et de la volonté de paix de Rabin. J’avais beaucoup d’éléments en tête mais j’ai aussi exploré mes propres archives, données à la BnF en 2018. J’ai d’abord travaillé sur les scènes principales et progressivement la composition des 16 panneaux s’est précisée. Avec la collaboration de la graphiste Émilie Paillot, j’ai commencé à découper des images, à associer images et textes, à imaginer des collages… en prenant mon temps pour que les choses mûrissent. Nous avons travaillé pendant plusieurs mois sur de simples maquettes qui ont été imprimées ensuite à taille réelle, mais le processus ne sera terminé qu’au moment du montage, car je veux créer des volumes et des ombres dans les compositions, et je me garde la liberté d’intervenir aussi graphiquement. Des voix extraites de mon spectacle Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat ajouteront une dimension sonore. C’est toujours compliqué de décrire et même de comprendre ce qui se passe dans le magma en fusion de la création. Il faut à la fois être très concentré et laisser les choses se faire. C’est au fur et à mesure du travail que l’idée prend forme. Comme dans la Bible, au commencement il y a le chaos, et le désir humain est de mettre un certain ordre, pas nécessairement linéaire, dans ce chaos.
Comment cet ordre dont vous parlez se construit-il au fil de l’exposition pour le visiteur ? Comment le sens émerge-t-il ?
L’exposition n’est pas une proposition purement formelle, elle doit avoir du sens pour le visiteur et laisser place à l’émotion. J’ai eu envie de laisser des traces des différentes phases de mes réalisations autour de Rabin : 1994 et le documentaire Give peace a chance, dans lequel j’ai suivi les négociations israélo-palestiniennes pour en comprendre les enjeux ; 1995, après l’assassinat, et mon film L’Arène du meurtre, qui est une réaction à chaud, intime ; ensuite les différents spectacles et surtout mon film Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin sorti en 2015. Il y a donc une dimension chronologique, avec une envie d’aller jusqu’à aujourd’hui. Il est important à mes yeux que les archives soient bien conservées mais la mémoire est aussi un agent actif pour le présent et l’avenir. Le processus de paix voulu par Rabin a été décapité. Il faut que les gens le sachent, d’autant plus que certains des paramètres d’hier sont toujours valables. C’est le sens de cette exposition. Dans un projet comme celui-ci, le commanditaire et le contexte jouent aussi. Ce qui compte à mes yeux, c’est la recherche de l’excellence et l’ouverture d’esprit. Les chefs-d’œuvre de l’architecture naissent du talent de l’architecte et de son équipe mais aussi des circonstances de la création et de la liberté qui leur est donnée.
Le début de l’exposition coïncide avec des élections législatives en Israël ; est-ce que cela donne une résonance particulière à ce travail ?
Benjamin Netanyahou a dû savoir qu’il y avait une telle exposition à la BnF, alors il a programmé de nouvelles élections ! Plus sérieusement, la situation actuelle me fait penser à Jules César de Shakespeare et je me demande quand le fantôme de Rabin va battre le régime actuel, s’il réussira ou pas. Encore aujourd’hui Yitzhak Rabin est le seul homme d’État qui fait opposition au pouvoir en place en Israël. Rabin propose une autre manière de résoudre le conflit israélo-palestinien : trouver un modus vivendi autre que le rapport de force. La paix actuelle ne tient que par la force. Les gens doivent avoir conscience que c’est une illusion. On connaît le risque d’éruption au Moyen Orient. J’en parle en connaissance de cause, ayant été moi-même blessé lors de la guerre de Kippour. Je mesure la chance que j’ai d’avoir survécu et de pouvoir ainsi témoigner et créer encore aujourd’hui.
Propos recueillis par Joël Huthwohl
Entretien paru dans Chroniques n° 91, avril-juillet 2021