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Dans la fabrique de l’écriture balzacienne
La Réserve des livres rares de la BnF a acquis en 2023, avec le soutien de Septodont/Henri Schiller, les épreuves corrigées de Melmoth réconcilié, une nouvelle écrite par Balzac au milieu des années 1830. Cet exemplaire, assemblé avec soin par l’auteur, constitue un document riche d’informations sur la genèse du texte comme sur la façon dont Balzac envisageait le métier d’écrivain.
Depuis que la collection de la Réserve des livres rares a commencé d’être constituée à la fin du XVIIIe siècle, l’annotation est l’un des critères qui entrent dans la définition de la rareté qui y a cours. Et parmi l’ensemble des livres imprimés annotés, les exemplaires d’épreuves des grands textes littéraires ont acquis une importance grandissante à mesure que s’est affirmé ce que Paul Bénichou a appelé « le sacre de l’écrivain » puis que se sont développées, plus tard, les études de génétique textuelle. Aussi est-ce une acquisition importante que la Réserve des livres rares a réalisée avec l’exemplaire des épreuves corrigées de Melmoth réconcilié constitué par Balzac lui-même pour l’offrir au prince Alfred von Schönburg-Hartenstein (1786-1840), ami de Madame Hanska et ambassadeur extraordinaire du nouvel empereur d’Autriche Ferdinand Ier auprès de Louis-Philippe. Ce volume, resté depuis 1835 dans la même famille, appartient à ce que Balzac appelait, dans une lettre de septembre 1836, « ces sortes de langes où se remue la pensée, où elle fait sa toilette, et que je jetais au feu autrefois ».
Donner à voir le travail de l’œuvre
Nouvelle philosophique écrite de février à mars 1835, aussitôt après l’achèvement du Père Goriot, Melmoth réconcilié a été publié en juin en tête du sixième tome du Livre des conteurs (Paris, Lequien fils, 1835). Après avoir demandé à l’imprimeur de remettre des feuilles d’épreuves à Frédéric Spachmann, son relieur attitré, Balzac offre au prince un volume relié à ses armes le 19 avril. Son contenu impressionne par l’ampleur du « toilettage » et des « remuements » qu’on y découvre, qu’il s’agisse de modifications, de suppressions, d’ajouts ou encore de permutations à l’intérieur du récit. Les passages les plus retouchés figurent souvent en deux états distincts voire plus, et chaque partie de l’œuvre est présente par une version au moins. L’ensemble contient donc l’intégralité de la nouvelle, sans qu’y figurent toutes les versions préparatoires et étapes de correction. Mais cette incomplétude est ce qui fait aussi l’intérêt particulier de ce volume : ce n’est pas à un enregistrement passif des étapes de son travail que Balzac a procédé, mais à une représentation de celui-ci. En procédant à des choix et en organisant des épreuves de niveaux différents (ici des épreuves en placard, là des épreuves mises en page) dans l’ordre du récit plutôt que dans l’ordre chronologique de leur correction, il livre une sorte de vision kaléidoscopique du travail de l’œuvre.
L’intérêt du recueil Schönburg est donc double. Du point de vue de l’histoire du texte, il est l’unique témoin de la genèse d’une nouvelle importante dont le manuscrit n’a pas été conservé. Mais ce témoignage génétique est aussi le monument d’une pratique d’auteur singulière, qui achève le « sacre de l’écrivain » par la sacralisation de son travail, laissant voir, comme l’a écrit le spécialiste de Balzac Stéphane Vachon, « le geste du romancier qui conserve, classe et construit la mémoire de sa création, qui assure, pour l’avenir, la survie de la scène de son invention ».
Jean-Marc Chatelain
Article paru dans Chroniques n° 101, septembre-décembre 2024