Deroubaix artiste à vif

Sur le site Richelieu rénové, sous les décors peints de la galerie Mansart, Damien Deroubaix expose près de soixante-dix peintures, estampes, panneaux gravés et sculptures. Ces œuvres, anciennes ou créées spécifiquement pour la BnF, dialoguent avec une sélection de chefs-d’œuvre de la gravure issus des collections du département des Estampes et de la photographie.
 

Figure singulière de la scène artistique contemporaine, Damien Deroubaix développe depuis le début des années 2000 une œuvre sombre, dérangeante, portée par un regard à vif sur la société actuelle et ses maux. Peintre avant tout, il est, parmi les artistes majeurs de sa génération, l’un des rares à investir dans le même temps la gravure et la sculpture – des disciplines séculaires qu’il bouscule et réactive en faisant circuler formes et motifs d’une technique à l’autre, dans un jeu complexe de reprises et de variations. Iconoclaste, allégorique, son art reste hanté par les rythmes excessivement rapides et les titres et paroles abrasives de la musique Death Metal découverte à l’adolescence. Il est aussi pétri de références à l’histoire de l’art, aux œuvres d’illustres prédécesseurs ou d’immédiats contemporains, figures de la contre-culture ou maîtres de la peinture et de la gravure. L’exposition de la BnF, présentée sur le site Richelieu, explore la richesse des liens que l’artiste noue avec ces « compagnons » qui l’inspirent.

Une œuvre en perpétuel questionnement

En soulignant le rôle de la gravure et du geste de graver dans la construction d’un vocabulaire récurrent et dans l’invention de formes singulières – panneaux de bois gravés et encrés, sculptures en bas-reliefs encrés, collages de gravures dans la peinture, l’exposition apporte un éclairage sur l’ensemble du processus créatif. Le parcours – un aller-retour dans la galerie Mansart, rythmé par trois temps – met en lumière l’évolution des thèmes et de l’expression. Il conduit le visiteur des grands bois gravés dénonçant brutalement, dans le choc des motifs discordants, les violences d’un capitalisme mortifère – aux peintures dans lesquelles l’artiste, réinterrogeant les grands genres de la nature morte et du portrait, poursuit une réflexion sur la place de l’homme dans l’univers. Il dévoile ainsi la richesse et la cohérence d’une œuvre en perpétuel questionnement. « Apocalypses », le premier temps du parcours, met en avant les principes de collage et d’hybridation, de citation et d’autocitation, sur lesquels se fonde l’art de Deroubaix. Figures de la mort et créatures monstrueuses, inspirées de Baldung Grien, Holbein ou Dürer, maîtres des écoles du Nord de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, ou puisées chez les grands caricaturistes modernes, le Mexicain Jose Guadalupe Posada et l’Allemand John Heartfield sont au cœur des compositions grinçantes de l’artiste, estampes, panneaux gravés et peintures, qui dénoncent, en la restituant, la violence des mécanismes du pouvoir – politique, économique et idéologique. Ces motifs, comme celui de l’aile de la Némésis (ou La Grande Fortune) d’Albrecht Dürer, circulent dans l’ensemble de son travail, rejoués à différentes échelles, démultipliés, le plus souvent retravaillés en xylogravure, imprimés et insérés dans des peintures, gravés sur bois et sur verre, sculptés ou peints directement sur la toile.

« Astralis » de Damien Deroubaix – Lithographie, éd. Item éditions (Paris), 70 × 90 cm - 2014 - © Damien Deroubaix / ADAGP, Paris, 2024. Photo BnF, Paris

Sous l’égide de Goya, Picasso et Van Gogh

« 3 Grâces » de Damien Deroubaix, gravure sur bois, éd. Item éditions (Paris), 75 × 94 cm. - 2010 - © Damien Deroubaix / ADAGP, Paris, 2024. Photo BnF, Paris

« Chaos, théâtre du monde » réunit ensuite un ensemble d’œuvres, majoritairement graphiques, portant la marque de l’influence de Goya et Picasso, immenses artistes et graveurs de génie, dont Deroubaix admire l’approche de l’allégorie et l’engagement et avec lesquels il entretient une relation et un dialogue féconds. Ses eaux-fortes et bois gravés, inspirés par la puissance dramatique de leur œuvre imprimé, dénoncent, dans de macabres mises en scène, les horreurs de notre temps. La femme éplorée, le taureau, la lampe-plafonnier, motifs emblématiques du Guernica de Picasso, sont omniprésents, cités directement ou rejoués sur des tempos contemporains, témoignant de l’importance, dans son rapport à l’art, de l’influence de la monumentale peinture du maître espagnol dont la découverte a été fondatrice pour sa vocation. Avec une pratique privilégiant davantage la peinture à l’huile sur toile, l’œuvre de Deroubaix s’ouvre à de nouvelles problématiques. Les pièces présentées dans la troisième partie de l’exposition intitulée « Vanités, portrait de l’artiste en chaman » rendent compte de ces explorations. Références directes aux dernières peintures de Gauguin et Van Gogh, autoportraits et natures mortes, travail sur la couleur, complexification des compositions, interactions inédites entre gravure et peinture, accompagnent une réflexion aux accents presque mélancoliques sur la finitude humaine et le rôle de l’artiste. Un tirage de la gravure sur bois Les Iris, qui combine subtilement, dans un noir et blanc puissamment graphique, motifs de fleurs et détails agrandis du logo du groupe Death – (re)créé à partir du Vase aux iris de Van Gogh, est inséré, aux côtés d’une tête à l’effigie de l’artiste, au centre de l’énigmatique peinture Norway in September qui salue le visiteur à la fin du parcours.

Cécile Pocheau-Lesteven

 

 

Pour son exposition à la BnF I Richelieu, l’artiste a créé plusieurs œuvres spécifiques, inspirées par des pièces issues des collections de la Bibliothèque. Il évoque ici l’une d’entre elles, qui porte le titre de Caillou Zelensky.

« Quand j’ai visité le musée de la BnF, j’y ai découvert une pièce qui m’a beaucoup ému, le “caillou Michaux”, une stèle en pierre noire trouvée près de Bagdad en Irak qui porte des inscriptions en langue babylonienne, gravées en caractères cunéiformes. Le texte est un contrat de donation d’une terre agricole par un père à sa fille à l’occasion de son mariage. La description minutieuse de ce territoire m’a fait penser à l’actualité de la guerre en Ukraine, qui m’avait inspiré une série de tableaux. Pour mon exposition à la BnF, j’ai créé une œuvre en plâtre vernis et encré, qui fait écho à ce caillou et sur laquelle sont gravés différents textes en alphabet rune : un poème de Goethe, un autre de Pasolini, des textes de chansons… Le spectateur est ainsi invité à faire l’effort de comprendre ce qui est écrit, à déchiffrer les signes. »

Article paru dans Chroniques n° 101, septembre-décembre 2024