Des livres imaginaires à la Réserve des livres rares

Le libraire parisien Henri Vignes a fait don à la Réserve des livres rares de la BnF de deux livres factices fabriqués par Chris Marker pour le tournage en 1956 du documentaire d’Alain Resnais Toute la mémoire du monde, consacré à la Bibliothèque nationale. Ce don offre l’occasion de voir ou revoir ce film magnétique.

 

Photogramme du film Toute la mémoire du monde d’Alain Resnais - Photo BnF

 

Remontons le temps. En 1956, la « Nationale » est installée dans l’imposant bâtiment de la rue de Richelieu et administrée par Julien Cain. C’est lui qui passe commande d’un film institutionnel à Alain Resnais pour soutenir sa politique de modernisation. Dans une atmosphère rappelant un film de science-fiction, la Bibliothèque apparaît comme un lieu foisonnant et secret, accueillant une mémoire proliférante. Filmée comme une usine ou une ruche, elle ne s’arrête jamais : de silencieux personnels en blouse s’activent, poussent des chariots dans des couloirs semblables à des galeries souterraines, traitent des monceaux de livres, actionnent un système compliqué de pneumatiques afin de répondre aux demandes venues de la surface, faites par des lecteurs qui, tels d’insatiables insectes, dévorent toujours plus de papier.

De faux « vrais livres »

Pour les besoins du film, qui devait montrer le traitement bibliographique et matériel des documents, Chris Marker (1921-2012), l’assistant d’Alain Resnais (1922-2014), crée de faux « vrais livres » que la caméra suit pas à pas, dans les méandres de la Bibliothèque, de leur arrivée au service du dépôt légal à la table du lecteur, en passant par les étapes de l’estampillage, du rondage et de la mise en rayon. Ce sont ces deux livres factices, véritables vedettes du film, qui viennent enrichir les collections de la Réserve des livres rares, grâce à la générosité d’Henri Vignes. Intitulés Mars, les deux volumes reprennent les codes typographiques de la collection de guides de voyage « Petite Planète » que dirige Marker aux éditions du Seuil. C’est là une manière plaisante de dire que la Bibliothèque nationale est, plus encore qu’une partie de notre monde, un monde à part entière, un autre monde comme pouvait l’être la Lune des États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac. Ce titre peut aussi se lire comme une référence aux Chroniques martiennes de Ray Bradbury, qui faisaient de Mars le siège d’une très ancienne civilisation et dont, deux ans avant le film de Resnais, la première traduction française avait paru aux éditions Denoël, où elle inaugurait la collection « Présence du futur ».

Une couverture peut en cacher une autre

Amateur de mystifications, Marker maquille donc deux titres de sa collection, l’un consacré à l’Autriche, l’autre à la Suède, en revêtant le corps d’ouvrage de couvertures postiches très visuelles. Il choisit un masque de chat, son animal fétiche, et le portrait de l’actrice italienne et reine de beauté Lucia Bosè – double clin d’œil au troisième volume de la collection, consacré à l’Italie et paru en 1954, dont la couverture était ornée d’une photographie de Lucia Bosè et le texte rédigé par un certain Paul Lechat (pseudonyme de Paul Lengrand). Marker s’amuse également à agrémenter les volumes d’une table fictive aux titres humoristiques : « Mars en carême », « Clo la Lune », « Mars ou crève »… Il va même jusqu’à inventer une cote « 16 G 1833 (25) » dont l’étiquette est collée sur un de ces volumes ! On prétend que Julien Cain goûta peu cette manière de subvertir le film de commande pour célébrer non les trésors attendus de la Bibliothèque mais les paralittératures comme la science-fiction, plus proches des goûts personnels du cinéaste.

Un catalogue des livres imaginaires

Ce magistral documentaire, magnifié par l’envoûtante musique de Maurice Jarre, fut présenté au Festival de Cannes en 1957. Les deux livres factices rejoignirent la bibliothèque personnelle d’Alain Resnais et furent oubliés jusqu’à l’inventaire effectué par Henri Vignes en 2023. Pure fantaisie bibliographique, Mars s’ajoute désormais au catalogue des livres imaginaires à l’instar de L’Archer de Charles IX de Lucien de Rubempré ou du Necronomicon de Lovecraft. Mais, de faux vrai livre devenu vrai faux livre, c’est un livre imaginaire bien réel qui, par la piquante rencontre du lieu de l’histoire et de l’univers de la fiction, vient nous dire que la mémoire du monde ne saurait prétendre à la totalité sans être celle aussi de l’imagination du monde.

 

Marie Minssieux-Chamonard

Article paru dans Chroniques n° 102, janvier-mars 2025