À l’école des mères

Pour retracer l’évolution des représentations des émotions maternelles depuis 1955, Emma Tillich, doctorante en sciences sociales, soumet à l’analyse sémantique quantitative un large corpus numérique comprenant notamment des guides de grossesse et de périnatalité. Elle mène ce travail en tant que chercheuse associée au département Philosophie, histoire, sciences de l’homme et au BnF DataLab.

 

Chroniques : Quel a été le point de départ de vos recherches sur le sentiment maternel en France et au Québec ?

Emma Tillich : Mon travail fait suite en partie à des interrogations surgies lors de mes recherches en master sur la stérilisation contraceptive souhaitée par des jeunes femmes sans enfants : j’avais été frappée par cette volonté très forte de contrôle de la fonction reproductive de leur corps. Ma curiosité a aussi été stimulée par le pic d’intérêt médiatique qui surgit, à partir de 2015, à l’égard de ce que l’on qualifie « d’injonction culturelle à la maternité ». Émergent alors dans les journaux des sujets tus jusque-là, notamment le regret d’enfant – la maternité ayant fait l’objet de mystifications, d’un enchantement qui est parfois suivi de sévères désillusions –, la dépression post-partum ou encore le burn-out parental. Il m’a paru intéressant d’étudier comment les représentations sociales valorisant la maternité en tant qu’accomplissement féminin avaient évolué.

Emma Tillich, doctorante en sciences sociales, chercheuse associée © Anthony Voisin / BnF

 

J’ai pris pour objet la littérature de conseil depuis le milieu des années 1950, marqué par la parution du fameux ouvrage de Laurence Pernoud, J’attends un enfant. Les guides de grossesse et de périnatalité avaient surtout été analysés jusqu’ici pour leurs recommandations pratiques et non pour leur dimension affective. Ces ouvrages constituent en effet des supports de projection subjective et émotionnelle dans la maternité et donnent par ailleurs souvent des conseils psychologiques aux futures mères. Comparer les guides français et québécois conduit à s’intéresser à deux pays qui ont un rapport différent aux questions de procréation : natalité forte et contraception féminine en France, natalité faible et prédominance de la contraception masculine, notamment la vasectomie, au Québec. 

Quelle lecture peut-on faire de ces guides, que vous qualifiez de « culturellement peu légitimes » ?

Il est indéniable que cette littérature de conseil, qui s’adresse préférentiellement aux femmes, est peu valorisée par rapport à d’autres types de productions culturelles, et finalement peu connue en dehors de son public cible, composé surtout de femmes enceintes et de futures mères. Il n’en reste pas moins qu’elle est largement diffusée. Sans être le reflet des mentalités d’une époque, elle témoigne tout de même d’évolutions culturelles. D’autant que les éditeurs s’adaptent à une certaine demande sociale. C’est tout particulièrement le cas des best-sellers, comme J’attends un enfant, qui est réédité année après année en tenant compte de l’abondant courrier des lectrices. Le discours, les termes, les tournures évoluent, même si les auteurs et éditeurs n’effectuent pas toujours ces changements de façon délibérée.

Pour étudier votre corpus de quelque 250 guides, vous avez recours à un logiciel de traitement automatique, Gargantext. Quels types d’analyses permet-il ?

Ce logiciel libre, qui a été développé par l’Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France (CNRS), permet d’objectiver l’étude, en quantifiant la fréquence des termes, en cartographiant des réseaux sémantiques et également en en établissant la chronologie. Au-delà des guides qui font l’objet de ma thèse, c’est un plus large corpus que j’étudie grâce à Gargantext dans le cadre d’un second projet mené au sein du BnF DataLab, qui vise une histoire culturelle des concepts entourant la subjectivité maternelle. Il s’agit d’analyser, en appliquant le même questionnement, d’autres types de discours issus à la fois de la littérature scientifique et médicale, mais aussi de fictions et d’autobiographies. Si les guides eux-mêmes ont été numérisés pour les besoins de ces recherches, ce second ensemble de textes provient de différentes bases de données numériques, notamment Gallica, Isidore, Persée ou OpenAlex. 

Quelles évolutions avez-vous pu mettre en valeur ?

Les résultats préliminaires sur les guides français montrent notamment la diminution progressive du vocabulaire de l’injonction et la place croissante dévolue aux émotions, qui s’autonomisent peu à peu des considérations pratiques. Le sens de certaines expressions évolue : les termes de « nature » et « instinct maternel » sont étroitement associés au début de la période à l’idée de pulsion à procréer. Au cours des années 1980, le concept de nature se fait plus implicite, plus métaphorique aussi. Quand le terme est employé, il se réduit de plus en plus à l’idée que la mère a l’intuition des besoins de l’enfant. Un deuxième changement, qui participe d’une évolution culturelle très rapide, sans doute corrélée au mouvement #metoo, se dessine au cours des années 2010 : s’affirme alors l’idée que la maternité doit, elle aussi, faire l’objet d’un consentement.

 

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

Article paru dans Chroniques n° 101, septembre-décembre 2024