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Abd Al Malik : écouter le flow des écrivains
Rappeur, auteur-compositeur-interprète, écrivain et réalisateur, Abd Al Malik est l’un des résidents-musée de la BnF I Del Duca - Institut de France. Dans les collections de la Bibliothèque, il a choisi les archives sonores des voix d’Alfred Dreyfus, Albert Camus, Tolstoï ou Colette. Le texte inspiré de ces prises de parole est publié dans Le Journal du musée. Entretien.
Chroniques : Vous avez choisi, dans le cadre de votre résidence-musée, six archives sonores. Était-ce une évidence pour un auteur-compositeur-interprète comme vous de travailler sur du son ?
Abd Al Malik : L’idée m’est venue peu à peu au cours des rencontres qui ont ponctué la résidence, quand nous nous retrouvions pour évoquer le projet du nouveau musée et les objets des collections qui y seraient présentés. À mes yeux, la BnF était avant tout un sanctuaire de l’écrit : j’avais eu la chance, il y a quelques années, d’y voir un manuscrit d’Albert Camus, dont je suis un fervent admirateur. Je me souviens encore de l’émotion ressentie face à ce texte qui devait être celui de La Peste : il y avait là quelque chose de l’ordre du sacré. Mais je suis préoccupé depuis longtemps par toute une réflexion sur notre monde du XXIe siècle, où l’écrit n’a plus la centralité d’autrefois et a été supplanté par l’audiovisuel. En découvrant les archives sonores de la BnF, j’ai eu envie de me pencher sur ce point de jonction entre graphosphère et vidéosphère, sur le moment où l’audiovisuel rencontre l’énergie vibratoire de l’écrivain, sur ces hommes et ces femmes passerelles, êtres de chair et de sang dont la voix nous entraîne dans l’imaginaire d’une autre époque.
Vous avez retenu des prises de parole de Dreyfus, Camus, Tolstoï, Saint-Exupéry, Colette et Apollinaire. Pourquoi ces voix-là ?
Ces extraits, je les ai choisis pour leur musicalité, leur flow – pour reprendre un terme de rap – et les figures qu’ils incarnent. Ces auteurs majeurs que l’on a lus, qui ont pour certains bercé notre enfance, il faut les écouter pour entendre ce que leurs écrits ne disent pas. Tous ont des voix singulières, qui procurent un certain frisson : Dreyfus, figure emblématique de l’injustice, à la voix empreinte d’une si grande dignité ; Camus, ce philosophe, romancier, essayiste, homme de théâtre et journaliste, dont la pluridisciplinarité vient comme en écho à celle du XXIe siècle et dont l’approche, liant intimement corps et esprit, me paraît essentielle ; Saint-Exupéry, figure incontournable du voyage ; Tolstoï, écrivain polyglotte ouvert sur le monde, dont la sagesse affleure dans une voix à la densité incroyable… Autant de voix bien tangibles auxquelles la jeunesse, en train de se construire aujourd’hui dans une époque chaotique, peut s’identifier.
Cette résidence aura-t-elle eu une influence sur votre travail ?
La plongée fascinante, lors de ma visite sur le site François- Mitterrand, dans l’histoire de l’enregistrement et de la conservation du son – qui pose avec acuité la question de la trace – et l’écoute de dizaines d’extraits sonores dans le studio de la BnF m’ont finalement ramené à mon intuition initiale : la chose écrite ne peut pas disparaître ; plus encore, l’écrit continuera de trôner. Car l’audio est accrocheur, mais il fige, et il réduit l’imaginaire. La résidence n’a fait que renforcer ma foi dans l’écrit et dans la littérature, et je me suis lancé dans l’écriture d’un ouvrage consacré à la transmission. Dans le même temps, ces voix du XXe siècle auront été une découverte bouleversante – je dirais même un choc en ce qui concerne Tolstoï et son français impeccable. J’intégrerai une partie d’entre elles dans de prochains morceaux.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
Entretien paru dans Chroniques n° 96, janvier-mars 2023