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Ces écrivains qui donnent leurs brouillons à la BnF
Victor Hugo et Bérurier Noir ont au moins deux points communs. Le premier, avoir transporté une malle tout au long de leur parcours. Celle où l’écrivain conservait ses manuscrits, emmenée avec lui en exil à Jersey puis Guernesey, et celle dans laquelle le groupe punk déposait les masques, crocs de boucher et autres accessoires de scène utilisés pendant ses légendaires concerts des années 1980, aujourd’hui exposée en galerie des Donateurs (Même pas mort ! Archives de Bérurier Noir). Le second, avoir fait don du contenu de leur malle à la Bibliothèque. Quand en 1881 l’auteur de La Légende des siècles note dans le codicille à son testament qu’il « donne tout ce qui a été écrit ou dessiné par [lui] à la Bibliothèque nationale, qui sera un jour la bibliothèque des États-Unis d’Europe », il est peut-être loin d’imaginer qu’il inaugure là une démarche effectuée après lui par de nombreux hommes et femmes de lettres – romanciers, poètes, dramaturges, mais aussi historiens, philosophes, sociologues ou scientifiques. Et que celle-ci sera reprise ensuite par divers artistes, qu’ils soient photographes, plasticiens, vidéastes ou musiciens.
Le legs Hugo, geste fondateur
Ces deux lignes testamentaires marquent un tournant dans l’histoire. Elles entérinent une évolution du rapport des écrivains à leurs documents de travail, entamée près d’un siècle plus tôt au moment où le statut de l’auteur se transforme avec la naissance de la propriété intellectuelle. Avant le XVIIIe siècle, très peu de manuscrits et brouillons sont conservés. Jean-Jacques Rousseau est l’un des premiers à les garder précieusement, suivi par Chateaubriand et Lamartine. « Mais Hugo, lui, ne se contente pas de conserver ses papiers : il organise la postérité de ses archives, dont il entend éviter la disparition », explique Guillaume Fau, directeur du département des Manuscrits. Dans les années qui suivent, plusieurs autres legs d’écrivains viennent enrichir les collections, à commencer par celui d’Ernest Renan, dont les manuscrits entrent à la Bibliothèque nationale en 1894, suivi par celui d’Émile Zola en 1904.
Portée par l’intérêt croissant des chercheurs pour les brouillons et ébauches sur lesquels s’appuiera la critique génétique des textes, la Bibliothèque nationale adopte, au cours du XXe siècle, une politique d’acquisitions de manuscrits modernes et contemporains. Elle complète progressivement les lacunes de ses collections. La constitution des fonds Flaubert et Proust par achats successifs tout au long du XXe siècle marque son histoire. Parallèlement, les legs se succèdent, de Léopold Sédar Senghor en 1979 à Alexandre Grothendieck, en passant par Julien Gracq en 2008.
Il faut cependant attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que des manuscrits rejoignent massivement les collections de la BnF du vivant de leur auteur. Dans les années 1950, Roger Martin du Gard inaugure cette démarche en prenant contact avec la Bibliothèque. Puis Paul Morand fait don de ses écrits personnels au début des années 1970, tout en déposant également des documents aux archives de l’Académie française et à la bibliothèque de Lausanne. Edmond Jabès confie ses manuscrits et dessins en 1990, un an avant sa mort. Suivent de nombreux autres, parmi lesquels Hélène Cixous à partir de 2000, Jacques Julliard en 2005, Michel Butor en 2009, Gérard Macé en 2016, Simone Schwarz-Bart en 2017, Pascal Quignard en 2019 ou Marie-Hélène Lafon en 2022.
Frapper à la porte des auteurs
S’il arrive que certains se manifestent spontanément pour faire don de leurs manuscrits et notes préparatoires, d’autres sont sollicités directement par la Bibliothèque qui mène depuis plusieurs années une démarche de sollicitation active envers des auteurs et autour de disciplines ou genres donnés. À la fin des années 2000, le département des Manuscrits entreprend ainsi de contacter des écrivains de science-fiction, fantasy et polar, sous-représentés dans ses collections. Les manuscrits de Pierre Bordage, Pierre Boulle, Catherine Dufour ou Xavier Mauméjean rejoignent ceux de Didier Daeninckx et Jean-Patrick Manchette. Le champ de la psychanalyse est également exploré dans les années 2010 : les archives d’André Green, Guy Rosolato ou encore Didier Anzieu viennent enrichir les fonds constitués autour des papiers de Marie Bonaparte, disciple de Sigmund Freud.
Dans une perspective similaire, le département des Estampes et de la photographie s’attache à étendre les collections des travaux d’écrivains- photographes comme Arnaud Claas, Éric Rondepierre ou encore Michel Houellebecq qui a fait don à la BnF de sa série « Before landing » datée du début des années 2010 : « Cette dimension littéraire de la photographie, héritée de figures comme Roland Barthes et Hervé Guibert, liée à une lecture de l’image qui se fait en référence au texte, est très française », explique Héloïse Conésa, cheffe du service de la Photographie. Certains voient ainsi leurs dons répartis entre différentes entités, comme Jean-Loup Trassard ou Serge Tisseron, dont les écrits sont entrés au département des Manuscrits et les photographies au département des Estampes. Pour ce dernier, le don des archives a aussi donné lieu à la mise en ligne, sur Gallica, du film Tisseron en quête de Serge, conservé au département Son, vidéo, multimédia.
Le département des Arts du spectacle, quant à lui, s’intéresse aux archives d’hommes et de femmes de théâtre, d’Ariane Mnouchkine à Jean-Michel Ribes, en passant par Florence Delay ou Olivier Py. « Nous n’avons, hélas, pas assez de temps pour frapper à la porte de tous ceux que nous souhaiterions faire figurer dans les collections », regrette son directeur Joël Huthwohl, qui se souvient avoir entretenu un dialogue sur plusieurs années avec Jean-Claude Grumberg avant qu’il ne fasse don de ses archives.
Une question de timing
Dans la délicate approche de personnalités à qui, en les sollicitant, la Bibliothèque rappelle qu’elles sont mortelles, tout est question de timing. Celui de l’oeuvre, qui se doit d’être installée et légitime : « Il ne s’agit pas tant de statuer sur la valeur d’une œuvre, nuance Marie de Laubier, directrice des Collections de la BnF, que d’évaluer les marques d’intérêt de la part des chercheurs d’aujourd’hui et de demain. » Et celui des principaux intéressés, pas toujours disposés à se séparer de leur travail. « En les contactant, nous posons des jalons qui ne se concrétisent parfois que des années après, remarque Guillaume Fau. Et de temps en temps, ça tombe à pic ! Quand j’ai écrit à Annie Ernaux, elle était de plus en plus sollicitée par des chercheurs souhaitant avoir accès à ses archives : c’était le bon moment pour les confier à la BnF. » Au département de la Musique, Benoît Cailmail, qui prospecte du côté des artistes et groupes de musiques populaires, fait le même constat : « L’enjeu est de tisser un lien avec des créateurs vivants, de trouver le bon équilibre entre ne pas se faire oublier et ne pas être lourd ! Pour ça, je compte beaucoup sur l’effet d’exemplarité : avoir fait entrer le fonds des Bérus permet à la fois de montrer que la BnF accueille tous les styles de musique et d’expliquer l’intérêt de cette démarche aux rappeurs, chanteurs de variété et groupes de rock que je sollicite. »
Un fonds peut en attirer un autre
La BnF n’est pas la seule institution qui reçoit des archives d’écrivains : Jean Echenoz ou Laurent Mauvignier ont confié les leur à la bibliothèque Jacques-Doucet, Marc Pautrel à la bibliothèque municipale de Bordeaux, tandis que l’Imec (Institut mémoires de l’édition contemporaine, créé en 1988) compte dans ses collections les manuscrits de nombreux auteurs représentatifs du Nouveau Roman ainsi que des romanciers, philosophes et poètes contemporains, de Christine Angot à Paul Virilio, en passant par Yves Bonnefoy. Le choix des auteurs est parfois guidé par la présence de prédécesseurs dont ils se sentent proches – un fonds en attirant un autre, à l’instar de celui de Georges Perec à la bibliothèque de l’Arsenal, qui a entraîné les dons de plusieurs membres de l’Oulipo – parmi lesquels Noël Arnaud, François Caradec, Jacques Bens, Paul Fournel ou Jacques Jouet – et le dépôt des archives complètes de l’Oulipo en 2005.
Il arrive aussi qu’un fonds en cache un autre, comme le raconte Claire Lesage, cheffe du service des Collections à la bibliothèque de l’Arsenal. En 2011, elle est contactée par Suzanne Citron qui souhaite faire don des papiers de son époux, Pierre Citron, spécialiste de l’œuvre de Jean Giono. « Elle habitait juste à côté. De fil en aiguille, nous nous sommes liées d’amitié. J’ai découvert l’historienne passionnée qu’elle était, son engagement pour l’enseignement de l’histoire. Ses archives à elle étaient tout aussi intéressantes que celles de son mari, et nous avons travaillé ensemble à leur classement. Aujourd’hui, elles sont conservées à l’Arsenal, et une chercheuse associée travaille sur leur inventaire. »
La tentaculaire phase d’inventaire
Car une fois que les cartons ont passé les portes de la Bibliothèque, c’est une autre tâche, tout aussi colossale, qui commence. Une première phase de conditionnement et de classement est rapidement suivie de la publication en ligne, sur le catalogue archivesetmanuscrits.bnf.fr, d’une notice qui décrit le fonds dans sa globalité, pour en signaler l’existence aux chercheurs. C’est là que sont indiquées les éventuelles « réserves de communication » par lesquelles les auteurs peuvent restreindre l’accès du public à certaines parties de leur œuvre. Roger Martin du Gard avait ainsi demandé à ce que son Journal ne soit pas consulté avant un délai d’au moins vingt ans après son décès. Julien Gracq avait précisé dans son testament que ses carnets ou « Notules » ne pourraient faire l’objet « d’aucune divulgation pendant une période de 20 ans après [sa] mort », soit pas avant 2027. Quant à Nathalie Sarraute, elle avait pris le soin de préciser que « les états préparatoires des œuvres, antérieurs au texte définitif, seront réservés de communication jusqu’en 2036 ».
L’inventaire détaillé qui est établi ensuite peut prendre plusieurs mois ou plusieurs années, selon les cas. L’auteur, s’il est encore vivant, ou son entourage quand il ne l’est plus, sont parfois d’une aide précieuse. Quand il évoque les archives d’Armand Gatti, entrées en 2012, Joël Huthwohl parle d’une « mer de papiers » : « C’était un auteur très prolixe ; sans l’aide de son collaborateur Jean-Jacques Hocquard, nous aurions eu beaucoup de mal à mettre en ordre et inventorier son fonds. » Tout le contraire du cas de Wajdi Mouawad dont les archives papier et numériques, tout juste déposées au département des Arts du spectacle, étaient extrêmement bien classées : « Il aurait pu être bibliothécaire ! »
Du carnet à spirales à la clé USB
En 1998, interrogée par la revue Le Débat sur l’impact des nouvelles technologies au département des Manuscrits, sa directrice Florence Callu déclarait : « Je n’ai pas encore eu à enregistrer la première disquette qui entrera au département. Mais cela va arriver sans doute. » De fait, depuis deux décennies, ses successeurs ont vu croître la part du numérique dans les documents donnés à la Bibliothèque par leurs auteurs. Si certains continuent à déposer exclusivement du papier, comme Annie Ernaux qui a remis l’an dernier le manuscrit de son dernier roman, Le Jeune Homme, écrit selon son habitude à la main, au verso de factures, prospectus ou courriels imprimés, d’autres confient des clés USB, des disques durs, voire leur ordinateur portable, à l’image d’Alain Joubert, ancien membre du groupe surréaliste décédé en 2021. « Pierre Guyotat a été le premier à nous solliciter sur le sujet, note Guillaume Fau. Il avait déjà donné ses manuscrits papier en 2004. Puis un jour, en 2010, il a émis le souhait de remettre non seulement les fichiers de ses textes, mais aussi sa correspondance par courriel et ses textos. C’était une première ! Il a fallu alors trouver des solutions. » Entretemps, une filière spécifique d’entrée des documents numériques natifs a été mise en place : les archives données en 2018 au département des Arts du spectacle par le cinéaste Amos Gitaï, composées notamment de 19 téraoctets de données numériques, ont permis d’en tester l’efficacité.
Don et contre-don
Conditionner, classer puis valoriser des fonds via des publications, des opérations de numérisation, des expositions ou des lectures – autant d’étapes qui s’inscrivent dans une dynamique de don et contre-don sur laquelle Benoît Cailmail insiste dans les échanges avec les artistes qu’il sollicite : « Je leur explique que conserver des archives pour les rendre communicables aux lecteurs, ça a un coût non négligeable. Si eux s’engagent à faire ce don, la Bibliothèque s’engage elle aussi en retour. » La relation ainsi nouée entre l’institution et le donateur n’est pourtant jamais tout à fait la même, tant les raisons qui poussent les écrivains à faire don sont variées, et les émotions qui les animent divergent. Hélène Cixous a vécu ce geste comme une « expérience de mort imminente » et Noëlle Châtelet comme « un arrachement », tandis qu’Olivier Rolin exprimait le sentiment d’être « désengorgé » et François Nourissier celui d’un « grand soulagement ». « Ce n’est pas anodin de se dessaisir de ses archives, reconnaît Guillaume Fau. La décision leur appartient, les raisons qui les poussent à donner aussi. Nous faisons très attention à respecter leur sensibilité. » En cela, le temps des hommes diffère sans doute de celui de l’institution : à l’horizon de la Bibliothèque, les émotions s’envolent, les écrits restent.
Legs, don, donation, dation
Les modalités d’entrée des documents dans les collections sont variées.
Avec le legs, une personne (le testateur) organise dans un testament la transmission de biens à un bénéficiaire (le légataire). Celle-ci s’effectue au décès du testateur, comme ce fut le cas pour le fonds Victor Hugo en 1885 ou, plus récemment, celui de Julien Gracq en 2008.
Le don manuel est quant à lui réalisé du vivant du donateur, par la remise d’un bien de la main à la main. Il peut faire l’objet d’un contrat, notamment lorsque le don s’accompagne d’une cession de droits sur les documents donnés pour permettre leur diffusion. La BnF peut alors être autorisée à les numériser et les mettre en ligne – ce fut le cas pour les quelque 1 000 dessins de presse de Wolinski, entrés par don à la BnF en 2012 et aujourd’hui accessibles dans Gallica.
La donation par acte authentique est plus rare. Elle prend effet du vivant du donateur et suppose l’établissement d’un acte authentique dont l’original est conservé par un notaire. Ce dispositif s’impose par exemple lorsque le donateur souhaite conserver l’usufruit des biens cédés. Robert et Sonia Delaunay y ont eu recours à la fin des années 1970 pour donner leurs papiers et correspondances au département des Manuscrits.
La dation en paiement instituée en 1968 par la loi Malraux permet de s’acquitter d’une dette fiscale en substituant au paiement en argent la remise d’œuvres d’art, livres, objets de collection ou documents de haute valeur artistique. Il arrive que ces mécanismes d’enrichissement des collections se combinent : après avoir vendu à la BnF ses fichiers de travail et ses carnets d’expédition en mars 2007, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss a fait don à l’automne suivant de manuscrits de ses œuvres, de sa correspondance et de plusieurs objets personnels, dont sa machine à écrire. Le fonds a ensuite été complété, en 2008, d’une dation constituée notamment d’un ensemble de documents préparatoires à la rédaction de Tristes Tropiques et d’autres essais majeurs.
Mélanie Leroy-Terquem
Article paru dans Chroniques n° 99, janvier- mars 2024