Cinéastes et peintres : regards d'auteurs

 
L’histoire croisée du cinéma et de la peinture au XXe siècle est faite d’influences et de fascinations réciproques. Certains peintres ont essayé d’intégrer dans leur œuvre les apports de l’image animée en termes de restitution du mouvement, les futuristes italiens par exemple. D’autres comme Edward Hopper ont nourri l’atmosphère de bien des films noirs par leur sens du cadrage. Mais surtout, nombre de cinéastes se sont livrés, sous forme de documentaires d’auteurs, à de véritables exercices d’admiration consacrés aux artistes qui ont marqué leur vie. Et il est intéressant de noter qu’ils ont su le faire en restant fidèles à leurs styles et leurs tempéraments respectifs comme le démontrent les exemples suivants, issus des collections audiovisuelles de la bibliothèque tous publics
 

Clouzot / Picasso

Lorsqu’un cinéaste exprime son enthousiasme pour un peintre encore vivant, la démarche la plus évidente est de révéler l’intimité de l’atelier pour y découvrir l’action de l’artiste au travail.
Le Mystère Picasso, réalisé par Henri-Georges Clouzot en 1956 est un des représentants les plus célèbres de ce type de films et l’un des plus originaux. Inventant un dispositif inédit, Clouzot filme l’émergence d’une œuvre sur l’envers d’un support traversé par l’encre et les couleurs mais qui dissimule l’artiste. Cette exposition face caméra du « mystère » de la création, avec son côté quasi-magique comme si le tableau se créait tout seul, n’est pas dénuée d’ambigüité. Le réalisateur et son sujet n’hésitent pas en effet à se représenter dans des séquences intermédiaires en noir et blanc manifestement scénarisées.
Dans un jeu de mise en abyme nous assistons donc à deux révélations simultanées : celle du peintre qui invente des formes dans le temps de la prise de vue, comme un acteur improvisant une scène, et celle du cinéaste dont les injonctions exprimées hors-champ rappellent au spectateur qu’il assiste aussi à la création d’un film signé Clouzot, auteur à la réputation très autoritaire.

Presque un duel dont Picasso semble sortir malicieusement vainqueur : il ne reste que quarante secondes de pellicule dans la bobine ? Ce sera suffisant, non pas pour achever l’œuvre mais au contraire l’effacer sous de nouvelles formes, sans aucun rapport évidemment avec les précédentes.

Mettant en lice d’autres techniques cinématographiques (cinémascope, plan rapproché, stop-motion, etc…) le film expose l’immense travail de recherche qui se cache derrière l’apparente facilité du trait de Picasso, cette succession d’œuvres qui s’empilent par étapes les unes sur les autres jusqu’au résultat définitif, « tableaux sous les tableaux » dont seule la pellicule conservera le témoignage.

 

Marker / Matta

Tous les documentaires d’auteurs consacrés à des peintres ne poussent cependant pas aussi loin cette logique de révélation. Miroir inversé du film de Clouzot, le Matta›85 (1985) de Chris Marker ne s’intéresse pas à la genèse des toiles de Roberto Matta, mais accompagne au contraire la déambulation erratique et presque burlesque de l’artiste dans sa propre exposition au centre Pompidou. Caméra à l’épaule, Marker le libertaire n’impose en apparence aucune action au protagoniste, laissé libre 14 minutes durant de commenter ou digresser sur sa vie, son œuvre, son rapport au surréalisme ou à la critique d’art. Le film, en fait une vidéo, s’articule autour de séquences de paroles séparées par quelques fondus au noir, seules traces sinon d’un montage concerté du moins d’un travail de coupes dans un matériau qu’on devine beaucoup plus large au départ. À la spontanéité de l’artiste réponds donc la spontanéité de l’enregistrement qui se donne ici une apparence de document brut, sans artifices, pris sur le vif.
Mais quand ils n’ont pas affaire à des artistes vivants les cinéastes n’ont d’autre choix que d’exploiter le contenu pictural d’une œuvre en usant des moyens spécifiques du cinéma.

 

resnais / Van Gogh

C’est ce que fait Alain Resnais  avec son Van Gogh en 1948. Conscient des limites imposées par la production (impossibilité de tourner en couleur notamment), le cinéaste ne se contente pas de filmer chronologiquement une série de toiles en évoquant la vie de l’artiste. Sélectionnés pour leur pertinence par rapport au commentaire biographique les tableaux s’animent à grand renfort de zooms, de travellings et de fondus enchaînés. Peinture et pellicule se confondent et deviennent partie prenante d’un dispositif narratif qui transforme l’œuvre peinte en matériau filmique. Nous sommes le temps d’un film dans la tête de Van Gogh et nous assistons en un raccourci saisissant à l’émergence créatrice d’un style, à l’apparition d’un auteur et à son effondrement mental final. Surprenant pour son époque et terriblement efficace, le court-métrage amuse cependant par le décalage entre ses expérimentations formelles et la diction datée du commentateur (Claude Dauphin).

 

Cavalier / Bonnard

Le verger (1899) dans Germinal : album de vingt estampes originales par P. Bonnard, F. Brangwyn, E. Carrière, et al.

De son côté Alain Cavalier, habitué à filmer les métiers et le travail des petites mains, prend prétexte du nettoyage et du dépoussiérage d’une toile de Bonnard pour aborder son artiste préféré (Bonnard, 2005). Une fois rendu à ses couleurs primitives (on apprend incidemment l’efficacité de la salive humaine dans le décrassage des toiles), le tableau et les lieux de pose sont patiemment explorés par une caméra vidéo qui filme à hauteur d’homme, Alain Cavalier étant son propre cameraman. Le parti-pris est ici minimal, volontairement dépouillé, la caméra se substituant simplement à l’œil du spectateur/filmeur pour en traduire l’émotion, dans cette logique de regard modeste propre au réalisateur.   

 

eustache / Bosch

Enfin, Jean Eustache nous offre la mise en scène d’une tranche de vie, le monologue du comédien et psychanalyste Jean-Noël Picq exprimant sa fascination et son désarroi devant l’œuvre la plus impressionnante de Jérôme Bosch (Le jardin des délices de Jérôme Bosch, 1980). En apparence l’enjeu cinématographique est limité : reconstituer une soirée entre amis censée avoir eu lieu quelques années plus tôt dans l’espace confiné d’un appartement parisien. L’important travail de montage et de direction d’acteur s’efface au profit de la restitution réaliste d’un moment particulier, dans un cadre feutré en complet contraste avec le caractère fantastique et horrifique des scènes infernales peintes par Bosch. Un triple jeu de fascination se met en place entre le narrateur, absorbé par sa description du tableau, l’attitude de l’auditoire pendue à ses paroles et finalement le spectateur, discrètement averti par les mouvements de caméras et la succession des plans du caractère faussement documentaire du film.

Yannick Fereng

voir aussi

 

Vous pouvez consulter quelques articles disponibles en texte intégral dans la base Screen Studies Collection, accessible via les ressources électroniques de la BnF :

  • Philippe Fauvel, « Le Mystère Picasso : de la tyrannie de la réalité, en peinture, à la litanie de la peinture, en réalité ». Positif, 579, mai 2009.
  • François Thomas, « Sur trois films inconnus d’Alain Resnais ». Positif, 244-245 , juillet-août 1981.
  • Luc Béraud, « Au travail avec Eustache : une équipe à quatre pattes ». Positif, 658, décembre 2015