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« Les sons de la vie peuvent devenir une musique » – Entretien avec Claudine Nougaret
Depuis trente-trois ans, Claudine Nougaret et Raymond Depardon réalisent ensemble des films pour le cinéma, elle au son, lui à l’image. À la suite du don de leurs archives filmiques à la BnF, une exposition est consacrée à la dimension sonore de leur cinéma. Entretien.
Chroniques : Qu’entendez-vous par «dégager l’écoute» ?
Claudine Nougaret : Au cinéma, l’image est prépondérante. Je fais du son pour une image mais il faut que l’image laisse du temps au son. Dégager l’écoute, c’est travailler sur les conditions d’écoute du spectateur pour qu’il ait confiance en son propre jugement sur ce qu’il entend et ce qu’il voit. C’est aussi, sur le tournage, créer un climat propice pour que la personne filmée soit à l’aise pour parler. Pour cela il faut utiliser les meilleures techniques de prise de son à disposition de façon à réaliser un son de grande qualité.
Comment travaillez-vous pour restituer le réel à travers le son ?
C. N. : Retranscrire la réalité du son, ce n’est pas forcément tout reproduire. Dans les trois films Profils paysans 1 et 2 et La vie moderne, par exemple, nous avons évité de faire entendre des clichés sonores comme les cloches de l’église ou le chant des coqs. Nous avons beaucoup travaillé sur la représentation du monde rural, et en voyant beaucoup de films nous avons décidé d’éviter tous les sons qui étaient redondants par rapport à l’image, pour aller vers une sorte d’épure. Je fais des films directement du producteur au spectateur, en circuit court. J’enregistre, on monte, on mixe, on touche très peu. J’amène dans la salle la première sensation que j’ai eue en captant le son de la personne qui parle.
Comment est née votre passion pour la prise de son ?
C. N. : J’ai fait des études de musicologie. Ma passion est née dans un laboratoire d’électro-acoustique : en étudiant Le Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer, j’ai compris que les sons de la vie peuvent devenir une musique. Cela a été pour moi un déclic à partir duquel mon oreille s’est ouverte à cette expérience, «restituer les sons de la vie » et je me suis spécialisée dans le son direct au cinéma.
Vous avez été l’une des premières femmes ingénieures du son. Comment cela a-t-il joué dans votre parcours ?
C. N. : Le cinéma est un milieu un peu paternaliste et sexiste. À mes débuts, certains m’ont transmis beaucoup de choses du métier en pensant peut-être que, comme j’étais une femme, ce n’était pas grave pour eux ! Puis quand j’ai été embauchée à 24 ans comme cheffe opératrice du son, par Éric Rohmer pour le film Le Rayon vert, les mêmes m’ont appelée, furieux : «Mais pourquoi c’est toi, c’est pas normal !» Pour pouvoir continuer à faire du son au cinéma j’ai pris en main la production de nos films et mené de front deux métiers passionnants : productrice et ingénieure du son.
En quoi est-ce important pour vous de laisser une trace de votre travail ?
C. N. : Nous sommes fiers de laisser une trace de la parole des Français qui ne soit pas celle que l’on entend dans les films de fiction. Des chercheurs en sociolinguistique, Olivier Baude et Gabriel Bergounioux, qui depuis des années récoltent et analysent la parole des Français, ont pris pour objet de recherche les rushes du film Les Habitants, ce qui a été le point de départ de cette exposition à la BnF. C’est une reconnaissance à laquelle nous sommes très sensibles. Et tout ce matériel va être numérisé : dans trente ans, quelqu’un pourra venir écouter la façon de parler au sein d’un tribunal, comment s’exprimait un magistrat, un prévenu, une plaignante… Je trouve formidable que la BnF fasse la démarche de préserver cette mémoire.
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki, pour le magazine Chroniques n°87, janvier-mars 2020.