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En prise directe avec le monde : interview de Barthélémy Toguo
L’artiste camerounais Barthélémy Toguo est invité, pour la saison 2024-2025, à présenter une sélection de ses œuvres au sein du musée de la BnF. Alliant performance, photographie, sculpture, peinture et gravure, son travail est traversé par des questionnements sur les migrations et leurs mémoires. Il entre en résonance avec les collections extraeuropéennes de la Bibliothèque, mises en valeur cette année dans la galerie Mazarin sur la thématique « Le monde pour horizon ». Pour Chroniques, Barthélémy Toguo revient sur son parcours artistique, centré sur le dialogue entre les cultures.
Chroniques : La présentation « Le monde pour horizon » montre comment, depuis le Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, les Européens ont été nourris de pensées, de cultures et de productions artistiques du monde entier. À une époque où la porosité entre les groupes culturels est plus importante que jamais, quel rapport entretenez-vous avec des cultures a priori différentes ou éloignées de vous ?
Barthélémy Toguo : : En tant qu’artiste, je suis en interaction avec le monde à travers mes pratiques artistiques et ma volonté d’agir in situ. Mes voyages me permettent de soutenir directement les personnes dont les volontés inhibées les empêchent d’affronter leur réalité, leur quotidien. Ma série « Head Above Water » illustre bien cette volonté d’agir avec l’autre lorsqu’il est empêché, et de lui rendre sa parole lorsqu’elle lui est confisquée. Mes résidences à l’étranger sont souvent des immersions à part entière. La toute dernière, en Inde, qui s’inscrit dans un programme favorisant les échanges entre artistes français et artisans indiens, m’a permis d’explorer un nouveau champ en lien avec la broderie. J’ai pu collaborer avec des artisans autour de leurs savoir-faire ancestraux du textile.
Les questions de migration et d’exil sont centrales dans votre œuvre – notamment pour dénoncer le déséquilibre des échanges Nord-Sud. On pense évidemment à la migration des humains mais il y aussi celles des objets et des idées : à quel moment en avez-vous pris conscience ?
La migration est une expérience que j’ai traversée très jeune. J’ai quitté ma famille, ma culture ancestrale, mon territoire pour me former et suivre des études à l’étranger. Cela s’est fait en deux étapes : d’abord à Abidjan, en Côte d’Ivoire, puis en Europe. Lors de ces déplacements, j’ai vécu l’expérience d’être « hors de chez soi », d’acquérir de nouveaux codes pour s’adapter à un monde nouveau. Ces expériences se sont ensuite cristallisées dans mon travail, depuis « Transit » en 1996, qui proposait des performances dans les aéroports, les gares, les lieux de passage, jusqu’au « Pilier des migrants » présenté au musée du Louvre en 2022. En accordant une visibilité à l’exil, je dénonce ses dérives. Si les migrations ont toujours existé, celles du XXIe siècle sont d’autant plus préoccupantes qu’elles marquent le clivage entre le Nord et le Sud : un clivage qui se fait jour sur le plan économique et environnemental, comme sur le plan des conflits de populations.
Vous rappelez souvent les mots d’Albert Camus qui vous ont marqué lorsque vous étiez étudiant : « L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres. » Comment cela se traduit-il dans votre pratique artistique ?
Par la porosité entre les différentes disciplines artistiques – aquarelles, installations, vidéos, sculptures, photographies… On peut y voir les contours de la souffrance mais aussi de la solidarité et de l’espoir, comme une sorte de projection du monde contemporain et ses résonances. Albert Camus, témoin de son temps, a combattu contre les inégalités et les idéologies qui détournent de l’humain. Il a refusé les dogmes qui enferment et appauvrissent la pensée. C’est le sens de son discours pour la réception du prix Nobel en 1957 : j’y vois une une ode à la place de l’artiste « concerné », inscrit dans son temps et dans l’histoire. C’est précisément ce que je cherche à travers mes actions : être dans le monde, en prise directe avec ses mouvements contemporains.
Propos recueillis par Emmanuel Coquery
Article paru dans Chroniques n° 101, septembre-décembre 2024