Entretien avec Gilles Pécout
Président de la BnF depuis le 18 avril 2024, Gilles Pécout est historien, chercheur et professeur à l’École normale supérieure et à l’EPHE, spécialiste de la naissance de l’Italie contemporaine et de l’histoire sociale, politique et culturelle de l’Europe méditerranéenne au XIXe siècle. Il a également exercé les fonctions de recteur à la tête des académies de Nancy-Metz (2014-2016) et de Paris (2016-2020), puis a été nommé ambassadeur de France à Vienne en 2020. Il s’exprime pour Chroniques sur sa vision de la Bibliothèque et les orientations qu’il souhaite lui donner.
Chroniques : Quels liens intimes et professionnels avez-vous tissés avec la Bibliothèque au long de votre parcours ?
Gilles Pécout : Mon histoire avec la Bibliothèque nationale de France a commencé tôt, même si j’ai d’abord travaillé à l’étranger pour ma thèse sur l’histoire politique de l’Italie au XIXe siècle. J’ai été un lecteur de la BnF en tant que chercheur et enseignant-chercheur, pour la préparation de mon habilitation à diriger des recherches et pour mes cours d’agrégation, à la fois sur le site François-Mitterrand et sur le site Richelieu, où j’ai travaillé principalement aux départements des Manuscrits et des Cartes et plans pour des recherches sur les représentations du territoire et sur le philhellénisme.
La BnF est à la fois un lieu pour la recherche et un lieu de démocratisation culturelle ; comment voyez-vous l’articulation de ces différentes facettes de l’établissement ?
Il y a selon moi trois priorités, bien connues, liées les unes aux autres, pour notre bibliothèque : recherche, lecture et patrimoine ouvert. Toutes trois sont au cœur de notre effort de démocratisation.
Commençons par la recherche…
La BnF est bien sûr le lieu par excellence des chercheurs, c’est même parfois une bibliothèque scientifique de dernier recours ! Pour fortifier la vocation scientifique de la bibliothèque de recherche, pour les chercheurs et les professionnels, il faut encore développer les relations avec le monde universitaire français et international, comme avec l’Institut d’études avancées de Paris qui accueille des chercheurs étrangers. Il faut aussi mieux mettre à profit le potentiel de recherche des conservateurs, des bibliothécaires et des agents de notre institution qui, sur tous les sites, ont des liens étroits à la recherche. Il faut enfin participer de la démocratisation de la recherche. Avec la progression de l’université de masse, la recherche s’est démocratisée et la Bibliothèque y répond en rendant ses fonds plus facilement accessibles, notamment à travers ses ressources numériques, et en premier lieu Gallica.
Vous évoquiez également la priorité accordée à la lecture…
Ce doit être l’alpha et l’oméga de notre politique. Une bibliothèque, c’est un lieu où l’on vient d’abord pour lire. En ouvrant à des publics plus larges, comme l’a fait mon prédécesseur, la présidente Laurence Engel. Rappelons que la BnF est depuis quelques mois ouverte aux jeunes à partir de 14 ans. La lecture doit bénéficier de tous les événements organisés en lien avec nos collections : concerts, rencontres, expositions. Et surtout notre mission est de continuer à rapprocher du livre et de la lecture ceux qui, dans notre société, en sont distants ou s’en sont éloignés souvent en raison de la fragilité de leur condition ou de la précarité de leur quotidien. Cela se fera à travers des accords nouveaux avec le monde de l’éducation, les rectorats, le monde associatif, ATD Quart monde…
Qu’en est-il de la dimension patrimoniale de l’institution ?
Notre Bibliothèque est un lieu patrimonial éminent et connu comme tel. La diversité de ses collections, manuscrits, l i v r es, documents, objets et chefs-d’œuvre nous rappelle que la Bibliothèque nationale fut aussi l’un des premiers, sinon le premier, musée de Paris. Convaincu que le musée de la BnF récemment inauguré est le miroir de cette grande richesse, je souhaite qu’il soit encore plus identifié et donne à voir encore plus explicitement l’histoire de nos collections et de notre institution, contribuant ainsi à la fois au rayonnement international de la BnF et à l’effort de démocratisation que nous menons autour de ses fonds les plus précieux.
Le nouveau Conservatoire national de la presse, qui accueillera également un centre de conservation de la BnF, ouvrira à Amiens en 2028. Comment voyez-vous ce projet et les enjeux qu’il porte ?
L’une des fonctions premières de la Bibliothèque est de conserver et de rendre accessibles les publications entrées dans les collections par dépôt légal, ce qui représente environ 80 000 documents par an. Or les espaces de stockage du site François-Mitterrand sont saturés. Le projet de construction d’un centre de conservation à Amiens ouvre un nouvel avenir pour le dépôt légal, tout en permettant de déplacer certaines collections pour faire de la place. La BnF détient des collections de presse immenses et ce nouveau Conservatoire national de la presse leur sera dédié. La presse y sera conservée, préservée, restaurée et nous poursuivrons sa numérisation. Et même si le lieu n’est pas d’abord conçu pour être ouvert au public, il pourra accueillir quelques chercheurs sur place. Il permettra de mettre en œuvre des actions d’éducation aux médias pour les jeunes. Il est important que ceux-ci puissent voir ce qu’est un journal dans sa matérialité, comment il est fabriqué, ce qu’est la censure, comment on crée de fausses nouvelles… Pour mener à bien ce projet ambitieux, nécessaire et même salutaire, nous travaillons en lien avec les acteurs territoriaux, municipaux et régionaux, Amiens Métropole, la région des Hauts-de-France, l’académie d’Amiens, l’université de Picardie…
Une de vos premières missions vous a conduit au Maroc, dans le cadre d’une réunion du Réseau francophone numérique dont la BnF est membre. Vous y avez signé plusieurs accords de coopération, avec les bibliothèques nationales du Maroc, du Vietnam et du Québec. Faut-il y voir un geste fort pour la politique de coopération internationale de la Bibliothèque ?
La BnF est l’un des membres fondateurs du Réseau francophone numérique, né il y a une vingtaine d’années. Il rassemble un grand nombre de bibliothèques nationales du monde francophone, des établissements qui conservent des archives et d’autres qui participent à des opérations de numérisation et souhaitent travailler ensemble. À mon arrivée, j’ai assumé l’engagement qui avait été pris de participer à une réunion de ce réseau. À quelques mois du grand sommet de la francophonie qui aura lieu à Villers-Cotterêts, j’ai souhaité souligner l’importance de la préservation de l’espace francophone dans l’utilisation de l’intelligence artificielle. J’ai d’ailleurs obtenu un consensus des membres du Réseau francophone numérique sur ce sujet.
En tant qu’ancien ambassadeur de France à Vienne, vous avez également une expérience des questions liées au rayonnement culturel de la France ; quel rôle la BnF a-t-elle à jouer en matière de francophonie ?
J’ai en effet été diplomate pendant quatre ans en Autriche où j’avais notamment pour mission de renforcer la coopération scientifique, éducative, universitaire, culturelle et artistique. La diplomatie culturelle de la France est fondamentale, elle est la base du rayonnement de notre pays qui se joue dans des relations de réciprocité et d’échange. Dans ce cadre, les bibliothèques jouent un rôle essentiel parce que le livre est un bien commun au sein d’une géopolitique culturelle de la solidarité. Et la BnF, particulièrement, reconnue comme la troisième bibliothèque du monde, a un rôle essentiel à jouer dans le rayonnement de la francophonie comme dans la pratique de la solidarité autour du livre. Elle continuera à venir en aide aux bibliothèques et aux patrimoines documentaires en péril dans les pays en guerre. Elle a également une place à tenir dans le soutien apporté à la traduction et au métier de traducteur dont on sait qu’il peut être menacé par le développement de l’intelligence artificielle. Je souhaite que la Bibliothèque devienne un pôle d’excellence dans l’accueil de traducteurs.
Parlons maintenant des sujets numériques, nombreux et essentiels, qui impactent les activités de la BnF et sur lesquels elle est, en bien des aspects, un acteur majeur.
Il y a longtemps que la BnF s’est approprié les questions numériques, via sa bibliothèque numérique Gallica bien sûr, mais aussi par exemple à travers des pratiques précoces d’archivage du web. Elle a eu un rôle pionnier dans ce domaine. Elle est également novatrice dans le domaine du dépôt légal numérique, notamment pour les productions dématérialisées. Elle est prête à mettre en œuvre les décrets d’application en cours d’élaboration de la loi Darcos, qui vise à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses différents acteurs. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, elle a un rôle crucial à jouer et mène d’ores et déjà des projets majeurs et des expérimentations qui ouvrent de nouvelles voies à l’intelligibilité des collections.
Souhaitez-vous développer d’autres domaines d’activités de la Bibliothèque ?
La BnF est un lieu d’excellence professionnelle, avec une palette de métiers et de compétences extrêmement variés. Je souhaite développer et favoriser la professionnalisation liée à des métiers considérés parfois comme des métiers de niche, mais qui doivent être préservés, comme les métiers d’art, la restauration, la reliure. La Bibliothèque n’est pas qu’un établissement patrimonial fier et comptable de son histoire et de son passé, c’est un conservatoire vivant.
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki
Entretien paru dans Chroniques n° 101, septembre-décembre 2024