Garder trace des expressions et des regards : entretien avec Laurence Engel
Laurence Engel, présidente de la BnF, revient sur les liens historiques de la Bibliothèque avec le médium photographique et sur les diverses actions menées envers la création contemporaine.
Chroniques : En quoi la programmation de cette saison photographique s’articule-t-elle avec l’histoire de la Bibliothèque et de son rapport à ce médium ?
Laurence Engel : La programmation culturelle de la BnF est construite autour de ses collections : c’est un principe à la fois simple, parce qu’il s’agit de les faire connaître, d’en assurer la diffusion, et prolifique, parce que ces collections sont encyclopédiques, touchant à toutes les périodes, toutes les disciplines, tous les supports. La Bibliothèque n’est pas constituée seulement de livres et de manuscrits, mais aussi d’images et d’objets. Et ce dès l’origine, puisqu’elle repose sur la bibliothèque du Roi et sur le « cabinet du Roi », avec un ensemble d’objets précieux, de monnaies, médailles… Et par la suite, grâce à la mécanique du dépôt légal, dont la conception est aussi large que la curiosité des bibliothécaires est sans limite, celle que l’on appelle aujourd’hui la BnF a constamment accueilli tout ce qui est produit, reçu l’empreinte de ce qui se fait et en a gardé trace. Cela vaut pour la photographie, entrée à la Bibliothèque dès sa création. Sa présence dans la programmation des expositions s’inscrit dans cette histoire.
La photographie tient une place très importante dans les collections de la Bibliothèque…
Oui, et c’est la plus vaste collection de photographie constituée en France et l’une des plus importantes dans le monde. À la fois parce qu’elle remonte à l’invention de la photographie et parce qu’elle en accueille tous les supports et toutes les formes : photographie documentaire, artistique, photojournalisme, photo couleur aussi bien que noir et blanc, française et internationale… Par ailleurs si la photographie a aujourd’hui une place essentielle sur le plan artistique, c’est aussi un médium en prise directe avec le monde. En cela, elle converge avec la vocation de la Bibliothèque à garder trace des expressions artistiques et des regards cognitifs portés sur le monde. C’est pourquoi j’ai souhaité que chaque année, au moins une exposition soit consacrée à la photographie. Et cette régularité, cette singularité, cette force de la BnF trouvent un écho dans la présence à ses côtés d’un mécène comme la Fondation Louis Roederer qui, depuis vingt ans, nous accompagne régulièrement pour ces expositions, mais aussi chaque année pour soutenir la recherche.
En quoi peut-on parler de saison photographique à la BnF ?
Cette saison, ce n’est pas moins de quatre expositions qui seront proposées ! La première, Noir & Blanc, a été montée en 2020 au Grand Palais et n’a jamais été ouverte au public en raison de la pandémie de Covid. Il était pour moi inconcevable d’en rester là. L’exposition propose une traversée des collections de photographie de la Bibliothèque sous le prisme esthétique du noir et blanc. Une approche artistique de la photographie qui montre la puissance d’expression du noir et blanc, sa force émotionnelle, sensorielle, symbolique. La deuxième exposition, Épreuves de la matière, s’intéresse aux relations construites au fil du temps entre des créateurs et la matérialité du médium dont la dimension quasi magique n’échappe à personne. Au moment où le numérique est devenu omniprésent, bien des artistes réinvestissent une dimension plus ancienne, plus matérielle, plus physique de la photographie. Cela donne à voir des œuvres contemporaines magnifiques de force et de sensibilité. Quant à la troisième exposition, elle permettra de rendre compte de la Grande commande destinée aux photojournalistes, lancée par l’État et portée par la BnF. Cette « Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire » conjugue les deux dimensions, documentaire et artistique, de la photographie. Elle révèle une vision multiforme de notre pays, sous tous les angles et dans tous les territoires.
Comment l’établissement s’est-il mobilisé pour ce projet et quel est son avenir ?
Cette commande publique de 5,5 millions d’euros, la plus importante jamais passée à des photographes, a été engagée par le ministère de la Culture, dans le cadre des démarches entreprises pour soutenir la presse, pendant et après la crise de la Covid. Elle s’inscrit dans une histoire dont l’un des moments fondateurs est la Mission photographique de la Datar pour « représenter le paysage français des années 1980 ». La Bibliothèque, qui conserve déjà ces commandes précédentes dans ses fonds, avait choisi dès 2017 de les valoriser en programmant l’exposition Paysages français. Elle a donc naturellement été chargée d’assurer la mise en œuvre de la commande, notamment en organisant la sélection des 200 artistes par un jury constitué de membres venant d’horizons divers – journalistes, photographes, critiques, responsables d’institutions… Nous entrons à présent dans le deuxième temps de cette Grande commande, avec un projet d’exposition à la BnF au printemps 2024. Avant cela, dès le printemps 2023 et jusqu’à la fin 2024, plus de 20 expositions conçues avec des partenaires partout en France seront déployées sur tout le territoire. Ces regards photographiques portés sur le pays constituent un matériau extraordinaire qui entre dans les collections, sur le plan artistique mais aussi pour les journalistes, les chercheurs, historiens, sociologues, philosophes qui pourront s’en saisir. Ils témoignent d’une diversité de démarches fascinante. C’est vraiment un très grand moment, je pense, pour la photographie, pour la Bibliothèque, pour une approche sensible et pluridisciplinaire de la connaissance. Ce sera le troisième temps de la commande, un temps sans limite : celui de l’étude et de l’inspiration.
Une quatrième exposition, La photographie à tout prix, honorera fin 2023 les lauréats des prix dont la BnF est partenaire…
C’est un rendez-vous annuel ! Et un engagement historique auprès de la création contemporaine que la Bibliothèque assume en étant en 2023 partenaire de quatre prix photographiques : les prix Nadar et Niépce de Gens d’images, le prix de la Bourse du talent et le prix Camera Clara. Cet engagement s’inscrit à la fois dans une vision patrimoniale et dans une relation à la création. La BnF est présente auprès de ceux qui créent et travaille à la valorisation de leurs œuvres. Ainsi, à l’occasion de chacun de ces prix, des tirages entrent dans nos collections, ce qui assure leur pérennité, leur visibilité et leur accessibilité pour les chercheurs et pour tous ceux qui veulent s’en saisir. Cette exposition, en présentant les lauréats des prix de l’année, montre un panorama de la production en matière de tirage, d’édition photographique, de nouveaux talents. Ces prix sont vraiment essentiels au monde de la photographie et nous sommes très heureux de pouvoir les montrer une fois par an.
Ces liens tissés par l’institution avec les photographes soutiennent la vitalité du médium en France mais aussi à l’international…
Il n’y a pas que la production nationale qui nous intéresse. L’histoire de ce pays est aussi celle de sa capacité à accueillir, à croiser des points de vue, à regarder à l’extérieur. Lorsque Jean-Claude Lemagny a été chargé des collections photographiques au sein du département des Estampes et de la photographie en 1968, il s’est intéressé à ce qui se passait ailleurs. La collection de photographie de la Bibliothèque s’est depuis lors considérablement internationalisée avec quelques orientations fortes – les États-Unis, l’Amérique latine, le Japon. Le lien avec le Brésil s’est récemment renouvelé, amplifié par l’intervention du galeriste Ricardo Fernandes. Il a sollicité la générosité de photographes et de collectionneurs brésiliens qui ont donné à la BnF de nombreux tirages. Par ailleurs, le mécénat de Denise Zanet, PDG franco-brésilienne de la société Métropole, a encore permis d’enrichir ce fonds. Les collections de la BnF ont une dimension universelle, y compris en matière de photographie.
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki
Entretien paru dans Chroniques n° 98, septembre-décembre 2023