Hommage à quatre poètes grecs
Kiki Dimoula
Kiki Dimoula (photographie : Nikos Kokkalias)
Pour la quatrième fois en quelques mois, le monde des lettres grecques est en deuil : la grande poétesse Kiki Dimoula vient de disparaître (le 22 février 2020), suscitant en Grèce, et en France pour ceux qui la connaissaient, une vive émotion.
Née en 1931, elle entre très tôt en poésie, dès 1952, avec son recueil Poiimata [Poèmes].
Née en 1931, elle entre très tôt en poésie, dès 1952, avec son recueil Poiimata [Poèmes].
Le public francophone a pu la lire dans sa langue dès 1995 grâce à la traduction de Martine Plateau-Zygounas dans une édition bilingue, Du peu de monde et autres poèmes (éd. La Différence). La traductrice soulignait l’inventivité langagière de la poétesse : son jeu avec les différentes strates de la langue grecque, mêlant archaïsmes, modernité et néologismes, circulant entre tous les registres et pétrissant un matériau toujours vivant et en mouvement. Pour dire l’oubli, l’absence et le départ, pour dire le temps si difficile à appréhender, Kiki Dimoula transforme les mots, leur fonction, leur nature : « Χαῖρε ποτέ / Je te salue Jamais ».
D’autres traducteurs ou préfaciers ont eux aussi souligné chacun à son tour un aspect différent de son œuvre, ouvrant ainsi la porte à la richesse de son univers : la prégnance du thème de la mémoire qui « prend la forme d’une photographie » (Nikos Dimou, préface à l’édition de 2010 de Le peu de monde et Je te salue Jamais, trad. Michel Volkovitch, éd. Gallimard) ou un univers qui met en scène la vie quotidienne contemporaine sous des formes parfois prosaïques (Eurydice Trichon-Milsani, dans son Anthologie de Kiki Dimoula, éd. L’Harmattan, 2007).
Son œuvre a été honorée de plusieurs grands prix prestigieux en Grèce et du Prix européen de littérature en 2009.
Une version de la CréationJe suis classé, dit le chaos aux entrepreneurs.
À l’intérieur, les meubles resteront tels quels.
Je n’autorise que des petites retouches sur la façade.Au commencement c’était hier. Très vite,
dès que l’intuition perspicace
aperçut pour la première fois le jour construit, elle cria
hélas, comme tu es petit. Tu ne suffis même pas
à la solitude d’un seul être. […]Une minute de… confiance [1998], trad. Eurydice Trichon-Milsani, Paris : L’Harmattan, 2007
Katerina Aggelaki-Rouk
Une autre grande poétesse avait disparu quelques semaines auparavant (le 21 janvier 2020), Katerina Aggelaki-Rouk. Née en 1939, fille spirituelle du romancier Nikos Kazantzakis qui très tôt confia ses poèmes à des revues littéraires, elle mena de front une carrière d’interprète, de traductrice (Sylvia Plath, Dylan Thomas, Vassili Grossman, Mikhail Lermontov…), d’essayiste et de poète, rapidement reconnue et honorée (en 1962 Premier prix de poésie de la ville de Genève, en 2014 Grand Prix national des lettres en Grèce).
Katerina Aggelaki-Rouk (photographie : Manolis Tsafos)
Elle fut considérée comme la chef de file de ce qu’on appela, après la seconde guerre mondiale, la « génération du doute », reprenant à son compte pour mieux les contourner les motifs mythologiques classiques, avant de développer une veine plus personnelle, plus intimiste, revendiquée comme écriture féminine, ainsi qu’un dialogue vivant avec les éléments naturels.
Répétition vitaleLes jours qui viennent pendent
comme des sacs vides poussiéreux.
Mais que mettre dedans ? Et qui ?
J’ai la santé, une certaine
souplesse incolore
du corps, de l’esprit.
Pourtant aucun désir
ne m’attend à l’entrée de la nuit
aucune ouverture de mon âme
à la venue d’un jour de plus. […]Dans le ciel du néant [Στον ουρανό του τίποτα, 2011], trad. M. Volkovitch, Paris : Al-manar, 2012
Nanos Valaoritis
Nanos Valaoritis a marqué le XXe siècle, non seulement par sa longévité (il était né en 1921; il est mort le 13 septembre 2019), mais par la place qu’il tenait dans la littérature mondiale. Son enfance en Suisse où il naquit, ses années passées en Angleterre et son amitié avec T.S. Eliot, sa vie à Paris où il fut proche d’André Breton, son long séjour à San Francisco où ses poèmes furent édités par Lawrence Ferlinghetti, en firent un poète véritablement du monde entier.
Il joua les passeurs de grands écrivains comme George Séféris, Odysséas Elytis, Andréas Empirikos ou Nikos Gatsos qu’il traduisit en anglais. Il fut l’une des grandes figures du surréalisme grec et fonda la revue Pali (Πάλι / « De nouveau »), publication hors norme dans le paysage hellénique des années 60. « Nous voulons à nouveau ouvrir l’horizon de la recherche, de l’investigation, de l’expression et aussi de la communication avec le reste du monde, en excluant toute forme de répression et d’autocensure », dit la déclaration d’intention de la revue. Il est, jusqu’à la fin de sa vie, l’auteur d’une œuvre abondante – une vingtaine de recueils de poèmes, quatre romans, des nouvelles.
Date d’expirationMes chaussures – non seulement mes médicaments
Mon chapeau – non seulement mes amies
Mes blagues – non seulement les romans
Mes lunettes – les poèmes mes essaisTous mes organes – un jour diront assez
Toi et moi – nous dirons assez vus
Nous subissions l’expiration – nous serons tous Inutiles
En temps voulu – en temps révolu […]Amer carnaval [Πικρό καρναβάλι, 2013], trad. Photini Papariga, Avignon : Les hommes sans épaules, 2017
Christoforos Liontakis
Les premiers poèmes de Christoforos Liontakis (1945-2019) avaient paru en Grèce en 1973 et il fut considéré dès lors comme l’un des représentants majeurs de la génération des années 1970. Poésie sensualiste, concrète et ouverte aux fulgurances, formes brèves au rythme parfois heurté pour dire une expérience de l’existence hors des sentiers battus : telles sont quelques-unes des caractéristiques de sa poésie.
Christoforos Liontakis était lui aussi traducteur, de Jean Genêt, Guillaume Apollinaire, Yves Bonnefoy, entre autres.
Christoforos Liontakis était lui aussi traducteur, de Jean Genêt, Guillaume Apollinaire, Yves Bonnefoy, entre autres.
“Terre promise”Une lumière entre l’abysse et l’écume
t’emmène depuis longtemps la voir
où s’efface l’image.
L’effleurer, dit-on, ferme les vannes des remords
supprime les devoirs, chasse l’envie.
Mais elle oblique dans l’azur
ou se mêle aux bulles des noyés
et l’on reste à toucher la tempête
en retrouvant la nuit du début –
régulière l’irrégularité.
Avec la lumière [Με το φως, 2000], trad. M. Volkovitch, Paris : Desmos, 2003