« J'écris sur les géographies »
La nouvelle saison des masterclasses littéraires « En lisant, en écrivant » se poursuit avec Fabcaro, Franck Thilliez puis Hemley Boum, que Chroniques a rencontrée. Installée à Paris depuis 2009, la romancière camerounaise d’expression française a récemment publié chez Gallimard son cinquième roman, Le Rêve du pêcheur, puissante fresque familiale qui interroge nos manières d’habiter le monde.
Chroniques : Dans votre dernier roman on peut lire cette question que l’on est tenté de vous poser : « Quelle légitimité avons-nous pour appeler «nôtres» les lieux dont nous nous sommes enfuis ? »
Hemley Boum : À ceux qui me posaient la question pendant l’écriture du Rêve du pêcheur, je répondais : « J’écris sur les géographies. » Je pensais à la façon dont nos géographies confidentielles – les lieux que nous habitons, ceux dont nous nous échappons, ceux dans lesquels nous voudrions revenir – nous façonnent. Ils influencent nos destins, alors qu’à l’échelle d’une vie humaine, nous le savons, les lieux se referment derrière nous. D’un autre côté, j’ai l’intuition d’un souvenir, d’une trace, comme un effluve que nous laissons sur notre passage. Nous habitons ou traversons des espaces qui nous habitent et nous traversent aussi, comme nous gardons consciemment ou non la mémoire de ce et ceux qui nous ont précédés. Il y a une connivence absolue entre les géographies, les époques et les mémoires. Dans ce contexte, la crise environnementale est une crise humaine et le pourrissement du monde est aussi intime que s’il s’agissait de nos propres peaux. Alors la question écologique prend une toute autre ampleur, elle nous parle de nous, de notre capacité ou même de notre volonté de survie. C’est ce qui arrive au personnage de Zack dans le roman.
Cette capacité de survie repose en partie, pour le héros de votre roman, sur la force de transmission des femmes. Pour vous qui publiez le Dictionnaire libre et créatif du féminisme africain, la littérature est-elle cette voix des « filles de nos mères, d’aussi loin que des femmes enfantent des filles » ?
Les hommes et les femmes portent le rêve chacun et chacune à sa façon. Dans le roman, les hommes sont habités par des rêves qui les mènent au loin, ils en oublient de soigner ce qui compte et, d’un autre côté, ils embrassent l’horizon, ils ouvrent d’insoupçonnés possibles malgré leur fragilité. Les femmes, elles, pratiquent l’ancrage comme un rêve aussi, une exploration de soi, des autres à partir de soi-même. Ces hommes qui partent et ces femmes qui restent seraient presque caricaturaux s’il n’était, encore une fois, question de géographies. Dans mon roman, les femmes incarnent tous les lieux, la mémoire de toutes les époques. L’attente, la patience ici est un mouvement révolutionnaire, une résistance et un acte d’amour radical. C’est ce qu’elles apprennent à Zack quand il finit par retrouver le village de pêcheurs où tout a commencé, celui où il était attendu et aimé alors qu’elles ne savaient rien de son existence et qu’il ignorait tout d’elles. Elles lui apprennent qu’on parle, qu’on part et qu’on écrit de quelque part, fût-ce de l’intérieur de soi. Cet ancrage est nécessaire si on veut transformer l’exil en voyage ou s’arrimer à d’autres terres. Ce qui compte pour ces femmes, c’est d’être totalement sujet, au cœur de la vie, au sein de la communauté. Elles s’assurent que les liens survivent, demeurent et transcendent où qu’ils soient plantés, où qu’ils refleurissent.
En savoir plus sur la masterclasses d’Hemley Boum - 17 juin 2025 – BnF | François-Mitterrand
Propos recueillis par Julien Starck
Article paru dans Chroniques n° 103, avril-juillet 2025