La psychanalyse : une affaire de femmes ?
Chroniques : Quel rôle les femmes psychanalystes ont-elles joué dans le développement de la psychanalyse ?
Élisabeth Roudinesco : L’histoire de la psychanalyse est jalonnée de figures de créatrices de premier plan, d’Anna Freud à Juliet Mitchell en passant par Melanie Klein, Françoise Dolto, Maud Mannoni… Les premières psychanalystes étaient d’anciennes patientes, des épouses de psychanalystes, ou des femmes aux prises avec une souffrance et une révolte contre leur condition au sein de la société de la fin du XIXe siècle, très misogyne. Lorsqu’on analyse les minutes de la Société psychanalytique de Vienne fondée autour de Freud en 1908, on s’aperçoit que certains participants sont d’une misogynie radicale et considèrent que les femmes ne sont pas faites pour étudier ni pour travailler. Freud lui-même n’est pas de cet avis ; même s’il est très classique et bourgeois dans sa vie personnelle, il pressent que le monde est en train de changer : quand sa fille Anna exprime en analyse sa forte volonté de faire des études, il accepte.
Anna Freud est devenue psychanalyste, disciple de son père…
Elle fait des études de pédagogie et force la porte de la société psychanalytique viennoise, dont elle devient membre. Dans la mesure où les femmes étaient considérées avant tout comme des mères, elles ont d’abord été cantonnées à la clinique des enfants. Anna Freud devient donc psychanalyste d’enfants, soutenue par Lou Andréa Salomé, psychanalyste elle aussi, intellectuelle rayonnante, très libre, déjà célèbre. Anna Freud, comme son père, pense qu’il est destructeur d’analyser les enfants en bas âge, et qu’on doit les analyser à travers leurs parents. Elle s’oppose ainsi dès les années 1920 à Melanie Klein, formée à Berlin, qui considère comme pertinent d’analyser les enfants petits et de créer les conditions de la cure en les faisant jouer librement, par exemple avec de la pâte à modeler.
La deuxième conférence du cycle porte sur la figure de Marie Bonaparte : quel a été son rôle ?
Descendante de Lucien Bonaparte, frère de Napoléon, , Marie Bonaparte est une aristocrate liée à toutes les cours d’Europe, princesse de Grèce et de Danemark par son mariage. Elle suit une très longue analyse avec Freud, par tranches, à partir de 1925, puis devient analyste elle-même. Elle aurait voulu être médecin, ce qui explique sa vision très anatomiste et sexualisée du féminin. Elle a écrit de nombreux textes, notamment sur la sexualité féminine ou encore une étude analytique de la vie d’Edgard Poe. Elle a traduit les textes de Freud en français et a contribué à fonder à Paris la Société psychanalytique de Paris avec René Laforgue, dès 1926.
La psychanalyse a été accusée de misogynie et de mépris pour les femmes ; on lui a reproché sa conception réactionnaire de la sexualité. Quel regard portez-vous sur ces critiques ?
La société viennoise dans laquelle est née la psychanalyse étant profondément misogyne. Ses débuts ont été marqués par ce contexte. Plus tard, le mouvement féministe et le mouvement psychanalytique se sont croisés sans jamais se rencontrer. Les psychanalystes français étaient considérés par les féministes comme réactionnaires et sexistes, ne comprenant rien aux femmes et à la sexualité féminine. Il est vrai que la notion de complexe d’Œdipe, par exemple, a été mise en application de façon simplificatrice et psychologisante dans les années 1960, alors que Freud y voyait surtout l’action de l’inconscient qui fait que le sujet humain est agi par des pulsions qu’il ne maîtrise pas.
Les psychanalystes sont également passés à côté de la question de l’homosexualité …
Jusqu’aux années 1990, elle était considérée comme une perversion ! À partir de 1973, les mouvements homosexuels qui se structuraient ont commencé à demander la déclassification de l’homosexualité en tant que maladie psychiatrique. Cette demande s’adressait bien sûr aussi aux psychanalystes qui en France ont été longtemps favorables aux « thérapies de conversion » comme celle infligée au malheureux mathématicien Alain Turing. Même Anna Freud, dont on sait qu’elle a pris conscience de son homosexualité au cours de son analyse considérait que c’était un tel malheur qu’il fallait ramener les homosexuels dans l’hétérosexualité. Et il a fallu vingt ans pour que les homosexuels soient officiellement acceptés comme psychanalystes, dans les années 1990.
Qu’apporte le regard de l’historien sur ce mouvement ?
L’un des défauts majeurs du mouvement psychanalytique a été l’absence de prise en compte de la dimension historique. Il a eu tendance à s’enfermer dans une conception de la psychanalyse comme savoir absolu et à le faire fonctionner comme une religion. Mais l’histoire existe, les sociétés évoluent. Lorsque les psychanalystes, face à ces transformations, s’arc-boutent sur leurs textes sacrés en essayant de garder intacte une pensée qui fonctionne pour eux comme une explication du monde, ils sont rejetés ! C’est ce qui a provoqué la vague d’anti-freudisme aux États-Unis dans les années 1990, ou en France les inepties d’un Michel Onfray qui a accusé Freud d’être fasciste. Il faut du temps – et le travail minutieux de l’historien sur les archives – pour arriver à une vision plus juste.
Quelle est la part des femmes dans la psychanalyse aujourd’hui ?
À partir du moment où les femmes ont commencé à faire des études, les cursus de psychologie ont été en majorité suivis par des femmes. Après 1968, celles-ci ont pris une place considérable dans les sociétés psychanalytiques. Aujourd’hui, 80 % des analystes, sont des femmes. Parmi les patients, il y a également de nombreuses femmes ‒ ce qui a toujours été le cas ‒ mais aussi de plus en plus d’hommes qui souffrent du changement de leur statut.
Quel est selon vous le rôle que peut jouer la psychanalyse au sein de la société actuelle, dans le cadre du double phénomène que vous décrivez dans votre dernier livre, à la fois de repli sur soi identitaire et de besoins de thérapies qui concernent une partie de plus en plus grande de la population ?
Les femmes du XXIe siècle continuent à avoir des problématiques conflictuelles comme avant alors que la sexualité a été largement libérée. Les psychanalystes s’aperçoivent que les sujets ont les mêmes problèmes à cette différence près que ce n’est pas parce que le patriarcat les oppresse mais parce qu’ils ont des troubles narcissiques, d’eux-mêmes avec eux-mêmes. Sur le plan anthropologique et social, la liberté conduit à une angoisse existentielle tout aussi forte. À partir des années 1990, on a vu apparaître parmi les patients des troubles narcissiques très particuliers, de sujets qui ne peuvent pas vivre autrement que dans leurs problèmes à eux, qui ne supportent pas l’altérité. Mais je continue à penser que même si l’individualisme moderne est terriblement anxiogène et peut conduire au délire narcissique, notre époque est préférable à la Vienne du début du XXe siècle, parce qu’elle permet à chacun de disposer de sa liberté sexuelle, et notamment les jeunes filles.
Propos recueillis par Jérémy Chaponneau
Entretien paru dans Chroniques n° 93, janvier-mars 2021