L’autoédition, une pratique ordinaire ?
Parfois regardée avec condescendance, l’autoédition a vu sa part croître de façon exponentielle dans la production éditoriale française, comme en témoigne l’Observatoire du dépôt légal publié chaque année. Dans le cadre de son plan quadriennal de recherche, la BnF a lancé en 2024 un projet visant à interroger ce phénomène culturel du point de vue des auteurs qui déposent leur production à la Bibliothèque.
Tous les ans, plusieurs dizaines de milliers de livres entrent dans les collections de la BnF par le biais du dépôt légal. Parmi eux, une part croissante relève de l’autoédition : en 2022, sur les quelque 80 000 livres déposés, les publications autoéditées représentaient plus d’un quart de la production. « On observe une évolution à la hausse de ce segment éditorial depuis une vingtaine d’années, note Sylvie Colombani, adjointe au directeur du département du Dépôt légal. En 2010, cela représentait 12 % des titres déposés ; une décennie plus tard le chiffre a doublé, pour atteindre aujourd’hui presque 30 %, ce qui nous conduit à faire évoluer notre accompagnement au plus près des besoins de ces déposants, souvent peu familiers de la procédure. »
Un segment éditorial peu étudié
Si le Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture (DEPS) lui a consacré en 2024 un rapport intitulé L’Autoédition de livres francophones imprimés : un continent ignoré, ce secteur de l’édition a été jusqu’ici rarement étudié. C’est pourquoi la BnF a engagé, dans le cadre de son programme quadriennal de recherche, un projet portant sur les pratiques actuelles d’autoédition en France. « Le DEPS a travaillé sur des données relevant de la période 1970-2015, avec une approche quantitative très éclairante, souligne Irène Bastard, responsable du projet à la BnF. Nous voulions disposer en complément d’une étude qualitative sur des données plus actuelles : notre objet est de comprendre le phénomène de l’autoédition en la considérant comme une pratique amateur. »
Deux chercheurs complémentaires
L’équipe projet associe les compétences en sociologie d’Irène Bastard, qui explore depuis plusieurs années les pratiques amateurs au sein des publics de la BnF, et celles d’Iñaki Ponce Nazabal, qui a travaillé dans le milieu de l’édition et a soutenu une thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sur le roman-photo dans l’édition contemporaine. « Dans le cadre de ma thèse, j’ai été confronté à la question de l’autoédition : le roman-photo apparaît par exemple dans le fanzinat et dans le secteur de la bande dessinée – milieu où l’autoédition peut être très valorisée, explique-t-il. Quand la BnF a publié l’annonce du poste de chargé de recherche, quelques semaines après ma soutenance, j’y ai vu un alignement des planètes : ça collait exactement aux problématiques que j’avais étudiées autour des “livres inclassables”, tout en ouvrant sur des secteurs éditoriaux que je connaissais moins. »
Le binôme de chercheurs a commencé par une phase d’observation des équipes du Dépôt légal pour voir comment l’autoédition y est traitée au quotidien, comprendre les catégories mobilisées par les catalogueurs et s’entretenir avec l’équipe qui répond aux questions – nombreuses ! – des déposants. Un corpus de travail a ensuite été défini : le choix s’est arrêté sur la production autoéditée en 2021 qui a fait l’objet d’un dépôt à la BnF, soit 24 326 ouvrages sur les 88 016 enregistrés au titre du dépôt légal.
Focus sur la poésie autoéditée
L’étude quantitative du corpus sera complétée par deux études qualitatives portant l’une sur les pratiques de savoir, menée par Irène Bastard qui se penchera plus particulièrement sur les auteurs dont les publications ont été cataloguées dans la catégorie « Histoire de France », l’autre, sur les pratiques artistiques, menée par Iñaki Ponce Nazabal qui a choisi de se concentrer sur le domaine de la poésie. « Plusieurs raisons nous ont conduits à sélectionner la production poétique : plus restreinte que celle du roman, elle constitue un corpus dans lequel la part de l’autoédition s’élève à près de 50 %, remarque-t-il. Et par ailleurs, on sait grâce à la sociologue Claude Poliak, qui a travaillé sur les écrivains amateurs, que l’entrée en littérature se fait beaucoup par la poésie. » En isolant un sous-corpus de livres de poésie autoédités en 2021 et catalogués à la BnF au mois de novembre de la même année, le chercheur a donc eu en mains 169 ouvrages qu’il a pu examiner au cours de l’été. « Mon étude ne porte pas du tout sur la qualité littéraire des textes : j’analyse le format matériel de l’objet, la constitution des paratextes (préfaces, remerciements, biographies). La première chose qui m’a frappé, c’est le faible nombre de productions artisanales et la dimension très standardisée de ces livres – qui s’explique en partie par les processus de production actuels. Mais on constate en même temps la grande diversité des profils d’auteurs, et des usages tout aussi différenciés du livre et de l’écriture. »
Reste désormais à entamer la phase des entretiens avec les auteurs – une quarantaine de poètes et un nombre d’historiens encore à définir – pour couvrir les deux volets de l’étude qualitative. L’occasion de vérifier l’une des hypothèses de travail élaborées par le binôme de chercheurs : « Avec la généralisation, voire la banalisation de l’autoédition, il nous semble que le livre devient une modalité parmi d’autres dans les pratiques amateurs, ajoute Irène Bastard. Nous y voyons l’émergence d’une pratique ordinaire de l’édition, à laquelle chacun peut avoir recours. »
Mélanie Leroy-Terquem
Article paru dans Chroniques n° 102, janvier-mars 2025