Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo
Chroniques : Les sources principales de votre biographie de Juliette Drouet sont les lettres qu’elle envoyait quotidiennement à Victor Hugo. Comment avez-vous travaillé sur cet ensemble ?
Florence Naugrette : Juliette Drouet a envoyé à Victor Hugo environ 22 000 lettres, qui constituent une sorte de journal épistolaire poursuivi de 1833 à 1883, année de sa mort. La plus grande partie, 17 000, se trouvent à la BnF. Les 5 000 lettres restantes sont à la Maison Victor Hugo à Paris, à l’université de Leeds en Grande-Bretagne, dans des universités américaines, dans d’autres bibliothèques française et enfin chez des collectionneurs. J’ai commencé ce travail quand j’ai découvert le journal épistolaire de Juliette Drouet, qui était connu des chercheurs mais n’avait pas été exploité en tant que tel. J’ai compris l’intérêt qu’il y avait à éditer l’ensemble de ces lettres, et pas seulement une anthologie, comme cela avait été fait jusque-là. C’était dans les années 2000, en plein essor des humanités numériques. Avec une équipe interuniversitaire d’une cinquantaine de personnes, nous avons créé un site en accès libre (www.juliettedrouet.org), qui propose une édition savante des lettres de Juliette, transcrites, annotées, que nous publions progressivement. Aujourd’hui encore, je continue à corriger des coquilles, ajouter des notes, superviser l’ensemble. Lorsque nous avons débuté ce projet en 2006, le fonds n’était pas encore numérisé et nous avons travaillé à partir de CD-Roms qui contenaient des copies des microfilms de ces lettres. Nous en avons publié 12 000 depuis l’ouverture du site en 2012, hébergé par l’université de Rouen. Par ailleurs, les lettres manuscrites sont aujourd’hui en ligne sur Gallica, que j’ai beaucoup utilisé pour consulter la presse ancienne en écrivant la biographie de Juliette Drouet. C’est par exemple très utile pour trouver les programmes des théâtres soir après soir : Juliette Drouet et Victor Hugo sortaient beaucoup et suivaient de près l’actualité théâtrale… Cela fait 30 ans que je suis enseignante-chercheuse et autrefois j’allais patiemment regarder la presse sur microfilms à la BN Richelieu : désormais je trouve ce que je cherche en deux minutes depuis mon bureau, chez moi. C’est d’un confort extraordinaire !
Juliette Drouet a été bien plus qu’une amante pour Victor Hugo : vous écrivez qu’elle a été son « âme sœur, collaboratrice, première lectrice, copiste, soutien moral, éternel recours… »
Juliette Drouet a souvent été présentée soit comme une courtisane, soit comme une sotte qui n’avait pas d’autre choix que d’accepter le sort qui lui était fait, la claustration, les tromperies… Or quand elle a rencontré Hugo, elle était en pleine ascension dans sa carrière d’actrice – même si elle n’avait pas l’envergure d’une Rachel ou d’une Sarah Bernhardt. Elle a arrêté son métier pour se consacrer à lui. Elle est pour Hugo une collaboratrice de première importance, notamment parce qu’elle lui fournit de la documentation. Il utilise par exemple ses souvenirs de couvent pour un chapitre des Misérables qui se passe au couvent du Petit Picpus, où se réfugient Jean Valjean et Cosette. À travers les notes qu’elle prend sur les événements de leur vie, sur leur entourage, leur domesticité par exemple, ou sur les autres proscrits dont elle dresse des portraits, il s’avère qu’elle est un très bon capteur de l’air du temps. Elle raconte dans ses lettres la révolution de 1848, elle se promène dans les rues, sur les barricades, et note en rentrant le soir ce qu’elle a entendu pour garder une trace qui sera utile à Hugo plus tard. Elle fait de même lors du coup d’État de 1851… Ce sont des sources historiques de première main. Sa biographie n’est pas seulement une vie de femme, mais comporte une dimension historique plus large. L’histoire de leur couple, c’est un peu aussi l’histoire du siècle et j’ai voulu raconter ce XIXe siècle à travers eux.
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki