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L’histoire mouvementée du rouleau de Sade
Le manuscrit autographe des 120 Journées de Sodome, entré dans les collections de la bibliothèque de l’Arsenal en 2021 grâce au mécénat d’Emmanuel Boussard, est aujourd’hui exposé au musée de la BnF. La conservatrice Claire Lesage revient sur la genèse et le parcours rocambolesque du plus sulfureux des textes de Sade.
Sade entre au château de Vincennes en 1777, sur « ordre du roi », sans savoir s’il en sortira un jour. L’incertitude de sa situation le plonge dans des tortures morales, entre illusions et désespoir. En quelques années, le jeune homme actif se métamorphose, devient obèse. Si sa pension, payée par sa famille, lui permet de se faire apporter des douceurs dont les listes émaillent sa correspondance, il souffre néanmoins du manque d’exercice, de la maladie de la goutte, ainsi que du froid, de l’humidité et de l’obscurité des forteresses médiévales dans lesquelles il est enfermé. Entouré de son mobilier et de sa bibliothèque, il consacre ses journées à la lecture, à la correspondance et à l’écriture. Ses lettres comme ses manuscrits sont soumis à la censure du gouverneur, ce qui l’oblige à utiliser de l’encre sympathique pour dissimuler ses écrits, souvent confisqués malgré ce subterfuge.
Naissance des 120 Journées de Sodome
C’est en prison que Sade devient véritablement écrivain. Du temps de sa liberté, comme beaucoup d’aristocrates du XVIIIe siècle, Sade s’était adonné aux plaisirs de la littérature de circonstance ou de divertissement. Enfermé, il occupe sa solitude à écrire comédies, drames moraux et nouvelles, mis au propre sur des cahiers : ces textes restent de la littérature lisible, qu’il peut espérer transmettre « au dehors ». Il n’en va pas de même de l’œuvre cachée qui l’habite au début des années 1780. À Vincennes, en 1783, Sade traverse une grave crise exacerbée par une infection torturante à l’œil, rebelle aux soins des médecins. Seule l’imagination lui permet d’échapper au présent et à la souffrance. Il développe un théâtre imaginaire de la cruauté mathématiquement ordonné, dans lequel peut se déployer une vengeance fantasmée contre sa belle-mère qui l’a fait enfermer. Ainsi naissent Les 120 Journées de Sodome. On ne sait s’il a pu se faire apporter ses brouillons après son transfert à la Bastille fin février 1784 – c’est là l’un des mystères de l’histoire de ce texte que Sade a dû maintenir secret durant toute sa détention.
Un manuscrit clandestin
Mi 1785, nouvelle crise. Pour le punir de ses colères, on lui supprime les visites de sa femme et toute correspondance. L’emprisonnement du cardinal de Rohan, à la suite de l’affaire du Collier, consigne chacun dans sa cellule. La solitude voit renaître ses maux, la rage lui fait reprendre les 120 Journées. Il entreprend de recopier le texte inachevé. Seules sont rédigées la présentation du lieu et des personnages, ainsi que la première partie. Les trois autres, restées à l’état de plans plus ou moins développés, s’apparentent à des listes. Pour garantir l’illisibilité de son manuscrit, il trouve une solution inédite : une longue bande de 11,85 m de long sur 11,4 à 12 cm de large, à l’écriture microscopique, propice à être roulée puis dissimulée dans un étui, un vêtement, voire une cache murale. Dans le plus grand secret, il confectionne et copie, en trente-sept jours, ce « chef-d’œuvre » de prisonnier. L’histoire du rouleau connaît ensuite bien des rebondissements. Dérobé le 14 juillet 1789 lors de la prise de la Bastille, dissimulé et ignoré pendant cent ans, il est publié au début du XXe siècle comme exemple de psycho-pathologie sexuelle. Édité comme un texte iconique révéré par les surréalistes et les avant-gardes, il est ensuite volé à nouveau puis mêlé au scandale Aristophil. Son parcours mouvementé en fait un objet d’histoire fascinant, comme on en rencontre peu dans une carrière. L’avoir « défendu » devant la commission de classement des Trésors nationaux, puis accompagné pour son retour auprès des Archives de la Bastille conservées à la bibliothèque de l’Arsenal, où se trouvent les autres manuscrits du Sade prisonnier, est une aventure que l’on n’oublie pas.
Claire Lesage
Article paru dans Chroniques n° 98, septembre-décembre 2023