Kara Lennon Casanova
Directrice Déléguée au mécénat et directrice du Fonds de dotation de la BnF
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Chef-d’œuvre d’Edmond-François Calvo (1892-1957), La Bête est morte ! occupe une place éminente dans l’histoire française du neuvième art. Le scénario est dû à la collaboration de l’éditeur Victor Dancette (1900-1975) et du journaliste Jacques Zimmermann (1902-1951), un des premiers lauréats du prix Albert Londres.
Récit d’histoire immédiate conçu sous l’Occupation, dans la clandestinité, La Bête est morte ! relate les événements de la Seconde Guerre mondiale sous forme d’une fable animalière : des lapins et des écureuils figurent les Français, des loups les Allemands, des hyènes les Italiens, etc.
Les opérations militaires et les événements politiques sont exposés en détail, mais aussi la Résistance intérieure et extérieure ainsi que la vie quotidienne des civils (rationnement, exode, torture, exécutions, massacres de Tulle et d’Oradour-sur-Glane, etc.) ou les camps de prisonniers.
La Bête est morte ! est notamment la première bande dessinée à évoquer, à travers les camps de concentration et d’extermination, le sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi peut-on lire que « les hordes du Grand Loup avaient commencé le plus atroce des plans de destruction des races rebelles, dispersant les membres de leurs tribus dans des régions lointaines, séparant les femmes de leurs époux, les enfants de leurs mères, visant ainsi l’anéantissement total de ces foules inoffensives qui n’avaient commis d’autre crime que celui de ne pas se soumettre à la volonté de la Bête.»
L’œuvre est constituée de deux albums publiés en août 1944 et en juin 1945 : le premier, de 32 pages, est intitulé Quand la Bête est déchaînée et a été conçu, selon les mots de l’achevé d’imprimer, « entre Le Vésinet et Ménilmontant, dans la gueule du Grand Loup, au groin du Cochon décoré, et sans l’autorisation du Putois bavard » ; le second, Quand la Bête est terrassée, compte 48 pages et a été « conçu sous l’Occupation et réalisé dans la liberté ».
Bande dessinée exceptionnelle par sa dimension historique, La Bête est morte ! l’est également par ses qualités graphiques et esthétiques. La mise en images est très spectaculaire, usant de tous les moyens graphiques disponibles pour donner au récit sa puissance dramatique. Le dessin, réaliste dans la violence et l’horreur, contribue néanmoins à adoucir la narration par la figure animale et l’anthropomorphisme : rondeurs innocentes des écureuils et des lapins, loup tout droit sorti des Trois petits cochons de Disney réalisé en 1933, ou encore arbres humanisés.
La Bête est morte ! marque aussi l’avènement d’une technique d’illustration nouvelle dans l’œuvre de Calvo : aquarelles et gouache conjuguées sont appliquées à même la planche, en couleurs directes, produisant de lumineux tableaux aux couleurs franches et éclatantes, dans un très large éventail chromatique.
Après avoir exercé divers petits métiers parallèlement à un travail de dessinateur qui l’amena notamment à collaborer dès 1919 au Canard enchaîné, Calvo se consacra entièrement à l’activité d’illustrateur à partir de 1938. Dessinant dans différents périodiques pour la jeunesse, Calvo a développé de front deux styles graphiques très différents. L’un est réaliste, l’autre, qu’on peut qualifier de grotesque pour sa dimension de caricature, est nourri par l’influence décisive de Félix Lorioux et de Félix Jobbé-Duval, mais également par celle des cartoons américains et de Walt Disney – ce qui a valu à Calvo d’être surnommé « le Walt Disney français ».
En dépit du succès immédiatement rencontré par La Bête est morte !, la notoriété de Calvo a toutefois connu une longue éclipse. Dans les années 1970, les éditions Futuropolis l’ont tiré de l’oubli en republiant nombre de ses œuvres dont La Bête est morte !. C’est ensuite au tour de Gallimard de reprendre le titre en 1995 puis en 2007, dans un format plus proche de l’édition originale.
Les experts de la bande dessinée s’accordent aujourd’hui à saluer l’importance de Calvo et le caractère exceptionnel de l’album La Bête est morte !. Après le Centre Pompidou à Paris qui exposait seize planches originales de la BD dans le cadre de l’exposition « La BD à tous les étages », c’est au tour du Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne de présenter au public quinze planches jusqu’au 5 janvier 2025.
L’album original est composé 77 planches (43,5 x 32 cm) qui sont en couleurs directes et portent le texte imprimé, mis en forme, découpé et mis en page par l’illustrateur et venant recouvrir l’image. Elles sont exécutées à la plume et au pinceau à l’aide d’encre de Chine et de gouache. L’ensemble est complet de la couverture originale de l’édition intégrale de 1946 combinant collage photographique et aérographe, ainsi que de la quatrième de couverture de l’édition originale du second fascicule qui ne sera pas reprise par la suite.
Est présente la seconde version du loup redessinée pour la couverture de la réimpression du premier fascicule en janvier 1946 suite aux menaces de procès agitées par Walt Disney, qui avait estimé que la représentation d’Hitler constituait un plagiat de son Grand Méchant Loup. Calvo, en conséquence, a remplacé la truffe de l’animal par un museau rectangulaire.
À cet ensemble s’ajoutent trois compositions originales inédites.
Les planches originales de La Bête est morte ! La guerre mondiale chez les animaux, dont le prix d’acquisition est de 875 000 €, seront conservées à la Réserve des livres rares.
Les deux fascicules originaux de La Bête est morte ! édités par les Éditions G.P en 1944/1945 et alors entrés par dépôt légal à la BnF sont passés entre les mains expertes de Sonia Ozanne, restauratrice à l’atelier du département des Estampes et de la photographie. Conservés à la Réserve de ce même département, ils seront ensuite numérisés et mis en ligne dans Gallica pour une consultation intramuros (accessible uniquement dans les salles de lecture des différents sites de la BnF) début 2025.
La BnF est engagée dans une volonté de représentation forte des chefs-d’œuvre de la bande dessinée française du XXe siècle. Elle a bénéficié de deux grands dons, celui d’Albert Uderzo et de son épouse pour les ensembles de planches originales d’albums d’Astérix le Gaulois, ainsi que celui de François Schuiten et Benoît Peeters pour le cycle des Cités obscures.
Conservés à la Réserve des livres rares, ces ensembles sont venus compléter la très grande richesse de la BnF en matière de bande dessinée (120 000 albums), dont les premières productions éditoriales sont d’abord entrées au titre du dépôt légal de l’image.
Aujourd’hui, la BnF conserve la plus grande collection de bandes dessinées en Europe pour le domaine franco-belge et propose 9 000 albums en accès libre et gratuit dans la salle Ovale du site Richelieu.
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