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Quand l'Europe découvrait l'imprimerie
Perçue comme une rupture historique fondamentale, l’invention de l’imprimerie marque l’entrée de l’Europe dans la modernité. Comment s’explique le succès de la solution technique conçue par Gutenberg ? Comment s’est-elle imposée en Europe ? Quelles ont été ses conséquences socio-économiques et son impact sur la circulation des savoirs et des idées ? Entretien avec Nathalie Coilly et Caroline Vrand, commissaires de l’exposition Imprimer ! L’Europe de Gutenberg, présentée à la BnF du 12 avril au 16 juillet 2023.
Chroniques : Au fil du parcours de l’exposition, vous montrez que l’imprimerie est un processus qui s’étend sur plusieurs décennies, à travers différents continents…
Nathalie Coilly : L’invention de l’imprimerie est souvent réduite à un événement – l’impression à Mayence, vers 1455, par Johann Gutenberg, d’une Bible de 1 300 pages. Or la gravure et l’image imprimée existaient déjà depuis une cinquantaine d’années ! Les artisans européens savaient produire du multiple à l’aide d’une matrice gravée, d’abord sur bois, puis sur cuivre. L’exposition Imprimer ! à la BnF présente d’ailleurs le plus ancien bois gravé occidental connu, le Bois Protat, daté des années 1420. C’est ce contexte qui nourrit et inspire Gutenberg lorsqu’il met au point l’impression à caractères mobiles. En revanche, il ne savait sans doute pas que des techniques similaires étaient déjà en usage en Asie depuis longtemps, notamment en Chine et en Corée.
Quel rôle joue Gutenberg dans ce processus ?
N. C. : Son apport consiste à individualiser les lettres de l’alphabet latin et à travailler avec des caractères typographiques mobiles. On obtient ainsi un jeu de combinaisons infinies permettant de composer n’importe quelle page et d’en reproduire des centaines d’exemplaires en une journée. Cette nouveauté s’associe à l’usage de la presse à bras, déjà utilisée par les papetiers et les vignerons, dont le visiteur de l’exposition peut voir une reconstitution prêtée par le musée Gutenberg de Mayence, qui fonctionne une heure trente par jour du mardi au vendredi. Les témoignages des contemporains montrent l’enthousiasme suscité par cette technique qui produit des textes imprimés à la fois correctement, élégamment et rapidement – trois caractéristiques qui font le succès d’une invention garantissant une puissance de diffusion considérable.
Caroline Vrand : Entre 1450 et 1520, on assiste à un foisonnement incroyable d’expérimentations ; c’est une époque de grande effervescence, que certains historiens appellent « le temps des start up » ! À partir de l’invention maîtresse, concrétisée par la Bible de Gutenberg, toute une communauté d’imprimeurs s’approprie le procédé, le perfectionne et l’enrichit. Ces professionnels se confrontent à des défis techniques comme le perfectionnement de la presse et des caractères, l’évolution de la mise en page, le défi de l’impression de la musique. C’est cette dynamique que souligne le titre de l’exposition, Imprimer !, qui invite à plonger dans un moment historique extraordinairement riche en innovations. D’un seul coup, les livres circulent en abondance, ce qui fait naître des enjeux nouveaux et des stratégies commerciales inédites.
L’imprimerie modifie radicalement le modèle économique du livre ?
N. C.. : Oui, même si pendant plusieurs décennies, les trois manières de fabriquer un livre cohabitent : la copie manuscrite, la xylographie – ou gravure sur planche en bois – et la typographie. Chacune a sa pertinence en fonction de la catégorie d’objets et du public visé. Au Moyen Âge, le livre était plutôt rare. Avec le développement de l’imprimerie typographique, la production devient soudainement très importante, ce qui fait basculer dans un nouveau modèle : parce que l’offre précède la demande, il faut désormais aller chercher le lecteur. Pour que l’impression d’un texte soit rentable, il fallait un minimum de 50 exemplaires : les imprimeurs prenaient alors un risque à la fois financier et commercial, car certains stocks étaient parfois difficiles à écouler.
Quelles ont été les répercussions de l’imprimerie sur l’illustration des livres ?
C. V. : Dans cette période de transition, le modèle reste, dans un premier temps, celui du manuscrit et les premiers imprimés reprennent les codes de l’enluminure, pour ne pas désarçonner la clientèle et satisfaire ses attentes. Cependant, les imprimeurs se confrontent rapidement à la question et explorent de multiples voies. Plusieurs centres, comme Venise, Bâle ou Nuremberg, se spécialisent dans la production d’imprimés illustrés. Jusqu’en 1490 environ, les ouvrages réalisés à Venise comportent des enluminures confiées aux plus grands peintres de la cité. D’autres centres optent plus précocement pour l’illustration imprimée, en recourant notamment à la gravure sur bois en relief : en imprimant d’un même coup de presse le texte et l’image, celle-ci est plus facile à mettre en œuvre.
Certains imprimeurs ont par ailleurs exploré l’illustration par la gravure en taille-douce, sur cuivre, qui nécessite de pouvoir utiliser une autre presse. C’est ce que nous montrons dans l’exposition avec un exemplaire de La Divine Comédie de Dante, publiée en 1481 à Florence : dans cet ouvrage monumental, sur les 19 pages qui comportent des illustrations, seules deux ou trois ont été réellement imprimées sur la même feuille que le texte. La feuille est donc passée deux fois et sous deux presses différentes – la première pour les caractères typographiques, la seconde pour l’image. Sur les autres pages, la gravure sur cuivre à été imprimée indépendamment, puis collée sur la page portant le texte. Dans un cas comme celui-ci, les temps de production du texte et de l’image étaient disjoints. Il existe enfin une troisième technique, la gravure sur cuivre en relief, apparue vers 1440 dans la vallée du Rhin et qui tombe en désuétude à partir des années 1520. Elle a été très utilisée par les imprimeurs-libraires parisiens spécialisés dans la production de petits livres d’heures ou d’ouvrages de dévotion abondamment illustrés, notamment de scènes représentant la vie du Christ et les épisodes de la Passion. L’exposition présente une matrice gravée sur cuivre en relief, très rare, acquise récemment par la Bibliothèque.
Quelles étaient les catégories de livres imprimés à cette époque et à qui étaient-ils destinés ?
N. C. : Le livre d’heures destiné aux fidèles était un bestseller ! Pour le reste, l’essentiel de la production s’adresse à des savants et à des professionnels : ce sont des ouvrages d’écriture sainte, de patristique, de liturgie, des textes juridiques… Mais l’abaissement des coûts de production du livre entraîne le développement d’un nouveau lectorat, laïc, qui lit en langue vulgaire. Ainsi, la ville de Lyon se spécialise dans un type de publication qui s’adresse à un public urbain et alphabétisé, notamment de marchands. Cette production, souvent illustrée, cherche à attirer l’œil de l’acheteur. On trouve un éventail assez large de types d’ouvrages : des calendriers (objets très importants à l’époque), mais aussi beaucoup d’ouvrages pratiques, de petits manuels d’arithmétique qui tiennent dans la poche, des livres pour apprendre à lire, ou encore des livres de cuisine, des pharmacopées, des herbiers… Et bien sûr de la littérature, depuis les textes de morale jusqu’au roman courtois, en passant par le théâtre.
G. V. : L’imprimé conquiert aussi l’espace public et devient pour les autorités un enjeu de pouvoir. Ainsi les placards affichés dans l’espace public permettent de relayer des événements comme le baptême du dauphin Charles-Orland, fils de Charles VIII et Anne de Bretagne, considéré comme la première affiche de propagande politique française.
N. C. : Il faut attendre le début du XVIe siècle pour que le livre adopte peu à peu sa forme moderne : un ouvrage de petit format, avec une page de titre, écrit de plus en souvent en langue vernaculaire. À l’échelle d’une génération, l’imprimerie a ainsi créé les conditions de diffusion à grande échelle des idées humanistes et de la Réforme.
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki
Entretien paru dans Chroniques n° 97, avril-juillet 2023