René Maran, précurseur de la négritude
Sous l’impulsion d’écrivains francophones noirs tels que Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, le courant littéraire et politique de la négritude, né dans l’entre-deux-guerres, est bien connu. C’est moins le cas de René Maran (1887-1960) qui fut l’un de ses précurseurs – au positionnement malgré tout sensiblement différent. Né à la Martinique de parents guyanais, il fut fonctionnaire du ministère des Colonies en Oubangui-Chari (qui deviendra la République centrafricaine-RCA) et publia au cours de sa vie une vingtaine d’ouvrages – romans, recueils de poèmes ou biographies.
Avec son roman Batouala, sous-titré Véritable roman nègre, paru en 1921 chez Albin Michel, René Maran lance un gros caillou dans le marigot du fait colonial. Il obtient le Goncourt face, notamment, à Jacques Chardonne et déclenche un bel et durable esclandre. Ainsi peut-on lire dans Le Petit Parisien du 15 décembre 1921 ces propos cinglants, dont le racisme affiché fait froid dans le dos : « M. René Maran, administrateur colonial, domicilié à Fort-Archambault, à deux journées de marche du lac Tchad, au milieu de Noirs qui lui ressemblent comme des frères, a reçu hier le prix Goncourt. […] C’est la première fois que les Noirs jouent et gagnent […] ; sa grande qualité de nègre […] a séduit les dix de l’Académie Goncourt épris de couleur et d’étrangeté. »
À la lecture de Batouala, qui suit l’itinéraire et les réflexions d’un grand chef du pays banda sur le déclin, on perçoit bien ce qui a captivé les jurés : l’originalité intrépide de Maran, son style poétique allié à des qualités d’observation précises du terrain, au sens ethnographique du terme, comme en témoigne cette somptueuse description de la brousse : « L’air frais vient, fuit, revient, caresse. Et produisent les arbres un musical frisselis de mille feuilles mouillées. Et frémissent les cimes des hauts fromagers. Et, entre-choquant leurs longues tiges flexibles, les bambous longuement gémissent. » Le roman apporte sur la colonisation un regard critique, d’abord dans la préface qui en est une vive dénonciation, mais également au sein du récit lui-même, notamment à travers le point de vue du personnage éponyme, Batouala. Maran adopte, pour décrire les Blancs et leurs curieuses manies, une distance souvent comique : « […] se garantir les yeux de verres blancs ou noirs, ou couleur de ciel, par beau temps, ou couleur ventre de gendarme ! Mais se couvrir la tête de petits paniers ou de calebasses d’espèce singulière, voilà, N’Gakoura ! qui tourneboulait l’entendement. »
Batouala ressort cet automne dans une édition préparée et augmentée par Stéphane Barsacq, avec une préface de l’académicien Amin Maalouf, lui-même prix Goncourt en 1993. Gageons que ce roman centenaire agitera à nouveau les esprits.
Monique Calinon
Article paru dans Chroniques n° 92, septembre-décembre 2021