Victor Hugo, l'écriture rituelle
Un engendrement spontané
Loin du cliché de l’écrivain besogneux, cent fois sur le métier remettant son ouvrage, Hugo met en scène la création littéraire comme un engendrement spontané, après une longue maturation intérieure dont il ne laisse que peu ou pas de traces : ses manuscrits frappent par leur lisibilité et leur calme ordonnancement, comme si le texte s’était déposé d’une coulée régulière sur le papier. Les pages sont divisées verticalement en deux ; la rédaction première occupe la colonne de droite ; la partie gauche accueille les corrections, qui sont principalement des additions, des enrichissements de la matière poétique. Cette marche assurée vers l’accomplissement est scandée sur le manuscrit, où sont notés le lieu, la date et parfois l’heure d’écriture de la première et de la dernière pages, ainsi que d’autres dates intermédiaires ; des traits horizontaux dans la marge marquent l’avancée quotidienne de la rédaction.
Matériaux et instruments de choix
Le choix des matériaux et des instruments est le corollaire de cette esthétisation du manuscrit, qui n’est plus simple document de travail mais manifestation singulière et pérenne de l’acte créateur. Hugo apporte un grand soin au choix du papier sur lequel il écrit ses œuvres. Il a une prédilection pour la couleur bleutée, qui lui repose l’œil, même s’il a parfois recours à des papiers blancs ou crème. Résolument réfractaire à la plume métallique, il n’utilise que la plume d’oie, et une encre brune que l’on retrouve dans ses dessins. À partir des années 1860, à Guernesey, il adopte la posture debout. Ce choix a d’abord eu une motivation hygiénique (faciliter la circulation sanguine, éviter la courbure du dos) ; mais il venait aussi renforcer cette mise en scène de la création, surtout quand il trouva, dans le look-out de Hauteville House (pièce vitrée aménagée sur le toit de la maison) un décor à sa mesure : la figure de Hugo debout devant son lutrin, tenant la plume sur fond d’océan et de plein ciel, est entrée dans la mythologie.
Le versant sauvage de l’écriture hugolienne
Mais à côté de ce rituel, réservé à la rédaction finale des œuvres, l’écriture hugolienne a aussi son versant sauvage. Hugo est un graphomane : l’écriture est pour lui un geste impérieux, qui n’a ni lieu ni heure. Des mots, des phrases, des pages lui viennent constamment à l’esprit, qu’il s’empresse de noter. Certains resteront isolés et seront rassemblés après sa mort dans les « Tas de pierres » ou « Océans » (recueils de fragments) ; d’autres ont vocation à alimenter les romans ou recueils poétiques : ce sont les « copeaux », massivement détruits après leur recyclage, mais dont subsistent néanmoins d’importants gisements.
Pour cette écriture sauvage, Hugo fait feu de tout bois : il se déplace couramment avec un carnet (il en gardait même un sur sa table de chevet, pour noter aussitôt les phrases qui lui venaient dans son sommeil) ; et, à défaut, il saisit littéralement le premier bout de papier qui lui tombe sous la main : lettre reçue, verso d’un prospectus, page arrachée d’un livre… Le spectacle matériel de ces fragments d’écriture, aux formes, matières et couleurs variées tels des confettis épars au lendemain d’une fête, est en soi la meilleure métaphore du jaillissement littéraire hugolien, et de son extraordinaire liberté.
Thomas Cazentre