« Interroger la présence continue de l’apocalypse »

L’exposition Apocalypse. Hier et demain, présentée sur le site François-Mitterrand de la BnF, explore la façon dont les arts se sont saisis des sujets et des motifs apocalyptiques. Depuis l’enluminure médiévale jusqu’à la bande dessinée en passant par la peinture, la sculpture, la tapisserie ou encore la littérature et le cinéma, ils n’ont cessé d’appréhender et de donner du sens, à travers le prisme de l’apocalypse, aux événements qui dépassent l’entendement et l’échelle humaine. Jeanne Brun, commissaire générale de l’exposition, revient sur la genèse et les enjeux du projet.

 

Chroniques : Comment est née l’idée de présenter à la BnF une exposition sur l’apocalypse ?

l’origine du projet, il y a un constat : le terme d’apocalypse, utilisé dans les médias ou la culture populaire pour qualifier des catastrophes, nous est très familier. Et pourtant, son origine et son sens bibliques échappent souvent : l’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament, est paradoxalement méconnue. C’est un texte difficile, cryptique, dont quelques motifs sont demeurés fameux (la chute de Babylone, les Quatre Cavaliers), mais qu’on a rarement lu !

Par la richesse et l’ampleur chronologique de ses collections, la BnF est le lieu idéal pour opérer un retour à ce texte originel et suivre la fortune du concept d’apocalypse dans l’épaisseur du temps, depuis les manuscrits médiévaux enluminés jusqu’aux artistes contemporains. Aujourd’hui encore, ce mot nous est utile, comme en témoigne la place qu’il occupe dans notre langage et notre imaginaire : c’est cette présence continue de l’apocalypse, hier et demain, que l’exposition interroge.

Fragment de la Tapisserie de l’Apocalypse : Quatrième flacon versé sur le Soleil - Paris, vers 1373-1380 - DRAC Pays-de-Loire

 

Qu’est-ce que le terme « apocalypse » signifie dans le texte de Jean ?

En grec, apokálupsis désigne le fait de dévoiler, de révéler. Dans le récit johannique, la Révélation du royaume de Dieu se fait dans l’avant-dernier chapitre, à l’issue d’une série de dérèglements cosmiques et de fléaux qui se déversent sur l’humanité : les sept sceaux, les sept trompettes, les sept coupes. Et comme une grande partie du texte est occupée par la description de ces catastrophes, on a fini par assimiler l’apocalypse à ce qui, dans le livre, la précède.

L’exposition permet aux visiteurs de se confronter à cet écrit méconnu et aux images frappantes qu’il déploie, mais aussi de s’interroger sur ce que signifie l’apocalypse dans un monde laïcisé : qu’est-ce qu’une apocalypse sans royaume divin, sans révélation glorieuse ? Pourquoi nous accrochons-nous encore à ce mot aujourd’hui ; quelle fin de l’histoire attendons-nous ?

Comment ce texte, très lié à une croyance et un contexte donné, a-t-il pu connaître une diffusion aussi large dans le monde occidental ?

La longévité de sa fortune peut surprendre : elle est sans doute due au fait que, s’il existe de nombreux mythes de l’origine du monde, il y a en revanche très peu de textes de cette importance qui se confrontent à la fin des temps. Le livre de l’Apocalypse constitue ainsi pour l’Occident chrétien le grand récit symbolique de la catastrophe. Si bien que, au cours de l’Histoire, on y fait régulièrement appel dans des moments de tension vécus comme hors d’échelle et incommensurables – la guerre de Trente Ans, les génocides. On vient y chercher un sens à donner au déferlement de violence.

Par ailleurs, on observe que l’apocalypse est souvent convoquée quand on souhaite précipiter la fin d’un ordre vicié au profit de l’avènement d’un ordre nouveau. Il y a là quelque chose de performatif : en parlant d’apocalypse, on craint et on espère à la fois la fin d’un monde et le dévoilement d’un autre.

L’exposition présente des œuvres qui se confrontent aux motifs apocalyptiques, du Moyen Âge à nos jours : comment avez-vous conçu le parcours de visite ?

Après un préambule qui met en avant les traces les plus anciennes et les plus contemporaines de l’Apocalypse – avec un manuscrit carolingien et un extrait de Melancholia de Lars Von Trier –, le début de l’exposition vise à ancrer le visiteur dans le texte. Il le découvre séquence par séquence comme s’il tournait les pages du livre de Jean. Les principaux motifs sont ainsi rappelés, à travers l’iconographie médiévale dont témoignent des fragments de la tapisserie d’Angers et de nombreux manuscrits issus des collections de la Bibliothèque, comme le Beatus de Saint-Sever (voir p. 14). L’exposition suit après cela un fil chronologique, mettant en avant le lien entre l’Apocalypse et les moments de tensions eschatologiques qu’a traversé l’humanité, avec les œuvres et artistes célèbres qui s’en sont saisis – d’Albrecht Dürer à Kiki Smith en passant par Odilon Redon, Vassily Kandinsky, Natalia Gontcharova ou Unica Zürn. Tous s’emparent de l’Apocalypse pour parler de leur temps, à l’image de William Blake qui donne à la figure de la Mort sur son cheval pâle les traits de Georges III, dit le roi fou, dénonçant ainsi l’expansion impériale de l’Angleterre de l’époque. Les catastrophes qui ponctuent les XXe et XXIe siècles font elles aussi ressurgir le récit apocalyptique, parfois de façon allusive, comme dans le fameux Souvenirs de la galerie des glaces à Bruxelles d’Otto Dix : très ancrée dans le contexte de la Première Guerre mondiale, la scène peut aussi se lire comme une réinterprétation du motif de la Grande Prostituée. Enfin la dernière partie de l’exposition, plus contemporaine, pose la question du jour d’après, de la révélation que nous attendons dans notre monde abîmé. À cette question, plus de réponse toute faite, mais, pour les plus optimistes, la persistance d’une force très présente dans le message de l’Apocalypse : l’espérance.

S’il fallait résumer l’apocalypse en une formule…

Je choisirais des vers de Friedrich Hölderlin extraits du poème Patmos, où se résume la dualité de l’apocalypse, qui implique d’aller au cœur de l’épreuve et de la catastrophe pour voir émerger un monde nouveau : « Car aux lieux du péril / Croît aussi ce qui sauve. »

 

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Article paru dans Chroniques n° 102, janvier-mars 2025