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Le mystère des origines
Chroniques : La science peut-elle nous aider à percer le mystère des origines ?
Jean-Philippe Uzan : Les questions d’origine sont un véritable défi pour la science. Les théories fondamentales de la physique décrivent des particules élémentaires ; elles négligent ce faisant de nombreux phénomènes : les molécules, les étoiles, mais aussi les mots, la conscience et tout simplement la vie… Comment dès lors comprendre leur émergence ? Dans une vision réductionniste, tout phénomène s’expliquerait par le fonctionnement de ses composants. Mais les phénomènes complexes résistent à cette approche : un être vivant ne se réduit ni à sa composition matérielle ni à un modèle fonctionnel mécanique. Un corps est composé de tissus composés de cellules composées de molécules, composées d’atomes, etc. Mais « zoomer » dans sa structure matérielle ne fait pas pour autant remonter à l’origine même de sa complexité car le corps est plus qu’une collection d’atomes, de molécules ou de cellules. Il y a donc là une discontinuité ontologique. Or, tant que l’on ne peut pas rendre compte de l’origine d’un phénomène, on ne peut exclure d’autres explications, de nature religieuse en particulier. La science fournit aujourd’hui des scénarios pour l’origine de structures inertes (atomes, molécules, étoiles, planètes, etc.) mais certains phénomènes comme l’émergence de la vie et de la conscience demeurent (encore) inexpliqués.
Et pourtant une discipline comme la vôtre, la cosmologie, progresse à pas de géant !
En un siècle, la cosmologie a établi un modèle qui décrit notre univers. Dès les années 1920, on a pu postuler que l’espace est en expansion ; Edwin Hubble l’a vérifié en 1929. Extrapolés dans le passé, ces modèles mathématiques permettent de conclure que l’univers se contracte jusqu’à un volume nul : l’espace disparaît ! L’espace-temps possède un bord temporel, il est impossible de remonter plus loin dans le passé. Selon Alexander Friedmann : « On peut parler de la création du monde à partir de rien ». Mais ce « rien » est très sophistiqué, puisqu’il nécessite un cadre mathématique complexe. Ce « big-bang » n’est pas un fait d’observation mais une conclusion tirée de l’extrapolation des lois de l’expansion cosmique. Rien ne nous assure que celle-ci propose une image fidèle du monde. Le big-bang est surtout l’expression de la limite explicative du modèle cosmologique. Ce dernier nous apprend que l’univers a un âge fini, explique l’origine des atomes, la formation et le fonctionnement des étoiles et des galaxies. Mais il reste muet sur l’origine de l’univers. Les observations actuelles, dont celles du télescope spatial James-Webb, nous permettent de mieux comprendre la formation des premières galaxies, observées en particulier dans l’infra-rouge ou encore la nature de la matière noire ou de l’énergie sombre. Mais aucune observation à elle seule ne permettra de résoudre ces énigmes. Il faut les combiner ; or, cela n’est possible que dans un cadre théorique. Il y faut donc de la patience – et de la ténacité.
Vous avez publié en 2017 un ouvrage intitulé L’Harmonie secrète de l’Univers (La Ville Brûle), dans lequel vous montrez les liens qui existent entre la musique et les mathématiques ou l’astronomie. Comment concevez-vous la nature des relations entre l’art et la science ?
L’art invite à un pas de côté pour mieux saisir le monde révélé par la science, mais aussi à réaffirmer le point de vue subjectif de l’observateur qui a disparu des figurations universelles de la science. Il permet aussi de rendre concret et même sensuel un savoir scientifique parfois abstrait, éloigné du sens commun et ainsi de le faire rentrer dans notre culture. Mais artistes et scientifiques se retrouvent d’abord autour de la curiosité, de la caritas, ce soin porté à la nature et aux petites choses. Depuis l’Antiquité, et jusqu’à la Renaissance, l’enseignement scientifique était codifié dans un quadrivium mêlant géométrie, arithmétique, astronomie et musique. Au XXe siècle, le cloisonnement disciplinaire a tendu à séparer art et science. Aujourd’hui, leur lien redevient très actif et laisse espérer l’émergence de nouvelles façons d’embrasser le monde, en surmontant les barrières disciplinaires tout en évitant le relativisme. C’est ce que j’appelle l’indiscipline, une approche dépassant l’entre-deux de l’interdisciplinarité. Elle s’avère décidément nécessaire face à la complexité du monde et à ses innombrables défis.
Propos recueillis par Michel Netzer
Article paru dans Chroniques n° 96, janvier- mars 2023