Petite histoire de l’édition de Justine et Juliette de Sade
Cette édition originale qui a pour titre La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur est composée de 10 volumes et ornés de 101 « figures libres » (1 frontispice, 40 gravures pour Justine et 60 pour Juliette) : les quatre premiers volumes concernent La Nouvelle Justine et les six derniers l’Histoire de Juliette, sa sœur. Elle a été publiée à Paris en 1797 (La Nouvelle Justine) et en 1801 (Juliette), sous la fausse adresse commune aux deux textes, en Hollande. Dans ce genre d’écrit traitant de sexualité, on n’a sans doute jamais fait plus ambitieux que cet ensemble de petits livres de format In-18 : ces romans sont aujourd’hui en consultation libre, mais ils furent durant près de deux siècles condamnés et régulièrement saisis.
La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu
La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la Vertu est la dernière version de l’histoire de Justine et occupe les quatre premiers volumes de l’ensemble. Il n’existe trois versions consacrées à cette héroïne, dont la première est intitulée Les Infortunes de la vertu et date de 1787. Alors que Sade était encore emprisonné à la Bastille, il avait écrit cette histoire en forme de conte philosophique et le texte était destiné à faire partie du recueil des Contes et Fabliaux du XVIIIe siècle qu’il était en train de rédiger. Cette version sera publiée pour la première fois seulement en 1930 par les soins de Maurice Heine. Mais, Sade ne cessait de développer son personnage au point de continuer d’écrire les aventures de son héroïne sous la forme d’un roman, qu’il intitula Justine ou les Malheurs de la vertu. Cet ouvrage fut publié en 1791.
Dans ces deux premières versions, Justine est la narratrice de ses malheurs, son vocabulaire et ses réticences morales limitent la description des violences dont elle est victime. Sade emploie des périphrases, recourt à des métaphores et procède par allusions. Alors que, dans la Nouvelle Justine, la troisième et dernière version qu’il publia en 1797, probablement pour donner davantage de réalisme, Sade changea de type de narration et donna à son personnage un langage ouvertement obscène. De même qu’il amplifia la description des scènes érotiques, il développa aussi les dissertations idéologiques. On peut suivre le travail du passage de la version de 1791 à celle de 1797 grâce aux Cent onze notes, réflexions de travail à propos de ce personnage, avec des dissertations philosophiques empruntées aux philosophes des Lumières, que Sade avait rédigées à la même époque et que Maurice Heine publia en 1933.
Histoire de Juliette, sa sœur
Bien que datés également de 1797, les six volumes suivants ne parurent sans doute qu’au début de l’année 1801, avant le 6 mars, date à laquelle Sade et l’imprimeur Massé furent arrêtés par la police. Contrairement à La Nouvelle Justine, L’Histoire de Juliette relate l’épopée d’une femme radicalement libre. Il s’agit d’un personnage féminin de la littérature française tout à fait extraordinaire. Avec la figure de Juliette, tous les caractères traditionnellement attribués aux femmes sont remplacés par l’expression d’une liberté radicale du désir et de l’ambition. Apollinaire a vu en elle le véritable modèle de la « femme nouvelle » et Sade présentait déjà Juliette comme « une femme capable de renouveler l’univers. »
Lorsque le roman est résumé, Juliette est souvent présentée comme une courtisane aventurière qui fait carrière de ses charmes et de son savoir-faire malicieux et sans scrupule. Or c’est bien plus que cela, il s’agit plutôt d’une femme à l’intelligence supérieure, convaincue par l’idée de sa supériorité, car elle se hisse moralement et intellectuellement au-dessus du reste de la société. Sa lucidité face à la réalité est strictement liée au désir sexuel et à son accomplissement.
Tout au long de son épopée, Juliette est en quête de savoir, de plaisir, de pouvoir et de fortune. Lorsqu’elle subit un revers, une défaite, un sévice, elle les transforme aussitôt en expérience de connaissance, puis en jouissance. Contrairement à Justine qui, ne renonçant jamais à la foi religieuse et à ses dogmes, est constamment présentée en victime, Juliette, elle, veut détruire toutes les superstitions, et poursuit ainsi une ascension sociale qui la mène à une souveraineté totale sur tous les princes et rois d’Europe. En renonçant à la vertu, Juliette accède à la connaissance par la pratique des choses. Avec ce personnage, Sade montre que la connaissance liée à la liberté sexuelle n’est plus une simple transgression des lois sociales, mais une nouvelle considération des lois physiques de la nature.
L’entreprise éditoriale
En octobre 1796, Sade vivait à Saint-Ouen pour des raisons économiques et malgré les soucis financiers il ne cessait d’écrire. En effet, il venait d’écrire plus de 3600 pages dans lesquelles il s’attaquait de la manière la plus foudroyante à la religion chrétienne et à la philosophie morale. La nécessité faisant loi, il fallait essayer de tirer profit de cet énorme travail. C’est ainsi qu’il se rendit rue Helvétius pour y déposer et y faire imprimer cette vaste entreprise littéraire qu’il avait intitulé La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu, suivie de L’Histoire de sa sœur, Juliette, ou les prospérités du vice. Dans sa biographie intitulée Sade vivant, Jean-Jacques Pauvert, premier éditeur à avoir publié officiellement et intégralement l’œuvre de Sade, attirait l’attention sur l’énorme entreprise éditoriale de La Nouvelle Justine, suivie de l’Histoire de Juliette sa sœur. J-J. Pauvert n’hésita pas à voir dans cette aventure de publier dix volumes illustrés de 101 gravures licencieuses :
la plus importante entreprise de librairie pornographique clandestine jamais vue dans le monde. Aujourd’hui même, en 1990, nous ne connaissons toujours aucun exemple approchant. (Sade vivant, t.3, p. 299)
Il s’interrogeait surtout sur le fait que cette entreprise ne pouvait à l’époque être assumée par un seul imprimeur, ni un seul graveur et brocheur, et qui devaient tous être situés en région parisienne, et spécialisés dans le livre obscène. Le seul éditeur capable de se lancer, sans doute pas seul, dans une telle aventure, particulièrement risquée, moralement et financièrement, était un certain Nicolas Massé. Né le 8 mars 1764, Nicolas Massé était issu d’une famille de bourgeois de Paris établie dans le négoce. Nicolas Massé fut sans doute l’une des personnes les plus importantes dans cette aventure éditoriale. Il semble que cet éditeur était un homme de réseau, rentier et talentueux dans les affaires commerciales, qui se serait engagé dans le monde éditorial de manière circonstancielle et pour des raisons essentiellement spéculatives.
La question de la date
En 1992, Pascal Ract-Madoux 1 dressa une chronologie de l’aventure éditoriale de La nouvelle Justine et l’histoire Juliette en supposant que les quatre premiers volumes ceux de La nouvelle Justine seraient antidatés et auraient paru non pas en 1797, mais en 1799 seulement. Cette hypothèse repose sur le signalement de l’œuvre dans deux publications, exclusivement françaises, celle de Colnet du Ravel dans Les Etrennes de l’Institut national ou la Revue littéraire de l’an VII et dans le Tribunal d’Apollon.
En 2021, cette hypothèse fut remise en cause par Philippe Kassarian et Hugues Ouvrard. Ces deux bibliophiles ont découvert que dans un périodique allemand, le Allgemeine Literatur-Zeitung consacré à la production et à la critique littéraire de l’époque était annoncée de la publication de La Nouvelle Justine. En effet, le numéro der Allgemeine Literatur-Zeitung, du mercredi 18 avril 1798 indiquait dans sa partie « annonces de nouveaux livres » que l’on pouvait trouver quatre ouvrages, avec des estampes, intitulés La Nouvelle Justine, chez le libraire J. Decker, à Bâle. Et, en consultant les catalogues de vente de ce libraire, J. Decker mentionnait déjà, dès le 9 juin 1797, donc près d’un an plus tôt, La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu, 4 vol. in-18 avec 40 fig.
Cette découverte atteste donc que l’édition originale des quatre premiers volumes ne serait pas antidatée, comme cela avait été avancé et que l’absence de mention des six volumes de Juliette viendrait confirmer l’hypothèse de J-J. Pauvert, qui supposait que les dix volumes étaient bien parus en deux temps. L’article de Kassarian et Ouvrard montre aussi que l’écart entre l’édition des quatre volumes de Justine et celle des six volumes de Juliette était d’environ quatre ans et non pas de deux comme cela avait été supposée. Le libraire Decker semblait suivre de près les publications de Sade, car en juillet-août 1796, également dans l’Intelligenzblatt, il proposait déjà dans sa librairie deux exemplaires de Justine ou les malheurs de la vertu (l’édition de 1791).
Christian Lacombe