Le rouleau du Marquis de Sade : restauration d’un monument littéraire
33 feuillets collés bout à bout pour un total de 11,85 mètres de long. Sur ce manuscrit, le Marquis de Sade a mis au net le texte des 120 journées de Sodome, dans son cachot à la Bastille en 1785. Acquis par la BnF en 2021, le rouleau a fait l’objet d’une importante campagne d’analyses, de restauration et de numérisation. Retour sur ce trésor littéraire exploré jusqu’au moindre détail, et exposé dans le musée de la BnF.
Caché, volé ou perdu, restauré : le rouleau dans son contexte
Incarcéré à Vincennes depuis 1777 pour affaire de mœurs, Donatien Alphonse François de Sade, connu comme le Marquis de Sade, est transféré à la Bastille en 1784. Dans son cachot, il met au net sur une longue bande de papier les brouillons des120 journées de Sodome, texte fondateur de son œuvre. Le roman se situe à la fin du règne de Louis XIV : quatre aristocrates libertins s’enferment, en plein hiver, dans un château de la Forêt Noire avec quarante-deux victimes qui sont soumises à leur pouvoir absolu pendant quatre mois.
L’authenticité du rouleau ne fait aucun doute, on y reconnaît la calligraphie minuscule du Marquis de Sade. Il a probablement fabriqué lui-même cet objet extraordinaire, facile à rouler puis dissimuler dans un étui ou une cache : 33 feuillets collés bout à bout, écrits à l’encre noire au recto et au verso entre deux filets d’encadrement, pour un total de 11,85 m de long sur 11,4 à 12 cm de large. Sade annote au recto du dernier feuillet :
« toute cette grande bande a été commencé le 21 octobre 1785 et finie en 37 jours ».
Dans la nuit du 4 juillet 1789, le Marquis est transféré à Charenton pour cause de tapage, sans qu’on lui laisse rien emporter. Au moment de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, ses affaires sous scellés sont pillées, y compris tous ses manuscrits. Sans doute récupéré par un certain Arnoux, maçon originaire de Saint-Maximin, dans le Var, le rouleau réapparaît à la fin du XIXe siècle dans les collections de la famille provençale Villeneuve-Trans. Il est acheté entre 1901 et 1904 par le médecin berlinois Eugen Dühren, qui publie la toute première édition du texte des120 journées de Sodome à Berlin en 1904, une transcription très imparfaite.
Rapatrié en France après son achat en 1924 par Charles et Marie-Laure de Noailles, le manuscrit est volé à la fin des années 1980, et vendu au collectionneur suisse, Gérard Nordmann. À sa mort en 2013, il est acquis par la société Aristophil, puis saisi après la faillite de cette société et mis en vente dans ce cadre en 2017. Classé « Trésor national », le rouleau de Sade a pu être acheté par la Bibliothèque nationale de France grâce au don d’un généreux mécène, et a rejoint en juillet 2021 les Archives de la Bastille, conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal. Il porte la cote MS-15877.
- Les Archives de la Bastille
- Dossier complet du prisonnier Sade
- L’histoire mouvementée du rouleau de SadeArticle de Chroniques n° 98
- Le Marquis de Sade : de l’œuvre cachée à l’écrivain surexposé
- Les cent vingt journées de SodomePublication chez BnF Editions
Restaurer le manuscrit : une aventure collaborative
Le rouleau des 120 Journées du Marquis de Sade est un objet patrimonial unique, par sa préciosité et par son format. À son arrivée dans les collections de la BnF, le manuscrit est très fragilisé sur les marges, notamment sur les premiers feuillets : deux morceaux se sont détachés, et d’autres sont susceptibles de l’être. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ces dégradations : l’oxydation de l’encre noire, qui a parfois corrodé le papier en créant des déchirures le long des filets, ou des trous au sein du texte, ainsi que la manipulation du rouleau au cours de son histoire mouvementée, qui a endommagé ses marges.
Les restauratrices se retrouvent face à un document qui comporte des contraintes particulières :
- La préciosité : c’est un trésor national conservé dans un coffre dont l’observation, l’étude, et la restauration doivent être très limitées dans le temps et pensées à la journée.
- Le format en rouleau du manuscrit : les points de repères habituels sont bouleversés. Dans un livre, les feuillets sont foliotés ou paginés, facilement accessibles et comparables. Dans un rouleau, il est difficile de se situer précisément, et l’accès aux différents feuillets entraîne une manipulation complexe, mobilisant deux personnes.
La restauration de ce manuscrit atypique a généré un investissement collectif hors du commun, faisant appel à l’expertise de plusieurs autres services de la Bibliothèque nationale de France. Pilotée par l’atelier de restauration de la Bibliothèque de l’Arsenal, cette aventure humaine et technique a impliqué le laboratoire scientifique du Département de la conservation pour l’analyse des matériaux, l’atelier de conditionnement pour la fabrication d’un nouveau support et d’une boîte de conservation, et l’équipe de numérisation du site François-Mitterrand.
Étudier le rouleau : le constat d’état
Avant toute intervention, l’état du rouleau est documenté dans les moindres détails. Installé dans les locaux de l’atelier de restauration, il est déroulé sur plus de deux mètres sur un plan horizontal pour le constat d’état photographique. Deux types de prises de vues sont réalisées pour garder la mémoire de l’état du document avant intervention : 171 clichés en lumière réfléchie (avec un éclairage latéral permettant de faire des photographies classiques) recto puis verso, et 33 clichés en lumière transmise (sur table lumineuse). Cette dernière prise de vue permet d’observer le rouleau en transparence, en révélant les marques de fabrication du papier, tels que les filigranes*, qui ne sont pas visibles à l’œil nu.
En raison du format singulier du manuscrit, les restauratrices ont conçu un relevé sur Mylar (feuilles de polyester transparent) en échelle 1/1. Ce patron* du document permet d’annoter un maximum d’informations matérielles (dont les contours, les dégradations et les taches), qu’il est possible de consulter et étudier en différé, sans avoir à dérouler ou enrouler le document original.
Décrypter la matière : les analyses de laboratoire
L’histoire de la fabrication du rouleau de Sade est encore entourée de mystères : la restauration est l’occasion d’en apprendre d’avantage sur le document. Pour aider les restauratrices dans l’étude des matériaux sur lesquels elles vont intervenir, l’équipe du laboratoire scientifique a mené des analyses physico-chimiques. Encre, colle, papier, et taches sont passés à la loupe à l’aide de quatre machines spécialisées et de quelques micro-prélèvements.
Cette étude scientifique a permis de confirmer des observations sur les matériaux qui constituent le manuscrit des 120 Journées de Sade.
- Deux types différents de papiers à base de chiffons : un papier vergé crème (pour les 8 premiers feuillets) et un papier vergé bleu (pour les 25 autres).
- Une encre ferro-gallique*, fabriquée à partir de sels métalliques et utilisée en Europe du XIIe au XIXe siècle pour tout type de manuscrits.
- Une colle à base de gélatine animale pour assembler les feuillets en escalier, c’est-à-dire que chaque feuillet est collé sur le suivant.
- Une tache contenant de l’arsenic, détectée au feuillet n° 7 du rouleau.
Restaurer : 15 journées de restauration à quatre mains
Tous les mardis pendant deux mois, Caroline Bertrand et Magali Dufour, restauratrices de la Bibliothèque de l’Arsenal, ont travaillé en binôme pour redonner au manuscrit original des 120 journées de Sodome un aspect et un état de conservation satisfaisants.
Afin d’établir un protocole de restauration, des essais de mise en œuvre ont été réalisés sur des papiers des archives de la Bastille de la même époque, ainsi que sur des correspondances du Marquis de Sade conservées à l’Arsenal (MS-12455 et MS-12456). En accord avec la conservatrice responsable du manuscrit, leur choix s’est orienté vers un traitement de consolidation des zones les plus endommagées du rouleau, à la fois discret et décelable, avec des papiers japonais préencollés.
Lors des journées de travail consacrées au rouleau de Sade, un véritable rituel s’installe dans l’atelier: le manuscrit est sorti de son coffre-fort et déroulé sur une table lumineuse, permettant de dénicher les zones fragilisées qui nécessitent une intervention. Les instruments de travail sont disposés autour de la table : les scalpels, la pince brucelles, les papiers japonais préencollés (de 3 et 6 g/m²), les colles.
Afin de commencer par les dégradations les plus simples, les restauratrices débutent par la partie finale du rouleau, moins fragilisée, et terminent la restauration sur le début du manuscrit, qui demande plus d’interventions. Cette configuration à quatre mains permet de dérouler et d’enrouler le document au fur et à mesure de l’avancée de la restauration, et assure à la fois un double contrôle et un travail homogène.
Elles travaillent sur deux feuillets en même temps, par actions succesives : réactiver les bandelettes de papier japonais sur un tampon humide, les positionner sur la zone à restaurer et les mettre à sécher sous poids souples pour faciliter le collage. Elles vérifient également les jonctions entre les feuillets du rouleau, partiellement décollées à certains endroits. Pendant que le premier feuillet sèche, elles restaurent le second, puis enroulent le premier afin d’amorcer le traitement d’un troisième. Et ainsi de suite, le long des 11,85 m du rouleau du Marquis.
Préserver un monument littéraire : la boîte de conservation et la numérisation
À l’arrivée du rouleau de Sade à la BnF en 2021, les restauratrices ont constaté que son conditionnement* pouvait être amélioré, pour limiter le frottement sur les marges du document. Pour répondre aux besoins de conservation et d’exposition de ce trésor national, un nouveau support et une boîte de conservation ont été conçus et réalisés sur mesure par l’atelier de conditionnement de la BnF.
Le manuscrit est enroulé sur un support de carton de conservation avec des bandes de papier de conservation blanc. Ce support est amovible et s’insère dans une boîte de conservation qui permet de mettre le rouleau en suspension, à l’instar des rouleaux asiatiques.
Une fois sa restauration achevée, le rouleau du Marquis de Sade peut être déplacé à l’atelier de reproduction sur le site François-Mitterrand de la BnF, pour y être numérisé. Deux types de numérisation sont réalisées : une numérisation intégrale du document en HD et une prise de vue objet. Ce trésor national est désormais disponible dans Gallica en libre accès : il est possible de le passer à la loupe et de l’admirer dans tous ses détails. Un œil averti peut également repérer les traces de la restauration qui doivent être la fois discrètes et décelables, conformément aux principes de la restauration.
- Papier en restauration : le rouleau des « 120 Journées de Sodome » Vidéo de la conférence du 13 février 2023
- Faut-il porter des gants blancs pour manipuler des ouvrages précieux ?
- De quoi Sade est-il le nom, vers l’éclipse du Soleil noir?? Le rouleau des 120 Journées dans les collections de la BnFColloque – 22 septembre 2023 | Richelieu
Glossaire
* Filigrane : motif réalisé en fil de laiton, cousu sur le tamis de la forme à papier. Lors de la production de la feuille, la pâte à papier se dépose moins à l’emplacement du relief du filigrane. Ce «manque» de pâte se verra en transparence dans le papier une fois sec. (Définition issue du site du Moulin du Verger)
* Papier japonais : terme générique pour désigner un papier de longues fibres végétales fabriqué avec des méthodes traditionnelles asiatiques. Son avantage est sa solidité en faible grammage : le renfort qu’il apporte peut-être transparent. Il est utilisé pour des travaux de restauration, de reliure ; d’encadrement et de conditionnement.
* Conditionnement : emballage du document pour un déplacement ponctuel ou sa conservation à long terme. Les matériaux et techniques sont choisis selon des principes et des normes de conservation préventives.