Trois questions à Henri Loyrette
Commissaire général de l’exposition Degas en noir et blanc, président-directeur du musée du Louvre de 2001 à 2013, Henri Loyrette est conservateur et historien de l’art, spécialiste du XIXe siècle.
Chroniques : Quelle est l’origine de votre intérêt pour l’œuvre de Degas ?
Henri Loyrette : Au milieu des années 1970, alors que j’étais pensionnaire de l’Académie de France à Rome, je me suis intéressé à cette figure et n’ai cessé depuis de travailler sur son œuvre. Degas a séjourné à Rome, avait une famille napolitaine et quelque chose de très italien que se rappelait Paul Valéry. Mais surtout, c’était un artiste très novateur, « Degas qui va de l’avant sans cesse » comme écrivait Pissarro. Mais il avait aussi un profond respect pour les maîtres et une volonté de s’inscrire dans une grande tradition, tout en la réinventant. Il n’a cessé de revenir sur certains motifs, que l’on retrouve constamment transformés jusqu’à la fin de sa vie. Degas a construit un œuvre ouvert. Comme il vendait peu, gardait beaucoup à l’atelier, cela lui permettait de reprendre ou de réutiliser pour de nouvelles œuvres. Degas est devenu le point central de mes recherches.
Comment est né le projet de cette exposition ?
L’idée d’une exposition à partir du riche fonds Degas conservé à la BnF remonte à plusieurs années. La réouverture des galeries d’exposition du site Richelieu constituait une belle occasion. Ce projet m’intéressait à plus d’un titre : il permettait de réfléchir aux aspects techniques de ces médiums du noir et blanc que sont la mine graphite et le fusain, la gravure, le monotype et la photographie. Quant à la question du noir et blanc, elle traverse tout son œuvre. Par ailleurs, le projet correspond à l’image que j’ai de Degas, celle d’un artiste en noir et blanc : sa personnalité avait quelque chose d’obscur, de très sombre.
Le noir et blanc imprègne donc tout l’œuvre de Degas ?
Degas a le goût de l’intérieur, du spectacle, du nocturne, du contre-jour, de tout ce qui récuse la lumière du grand jour et l’immédiateté de ce qui est « pris sur le vif ». Jamais il ne travaille sur le motif, tout son œuvre est un produit de l’atelier, de la mémoire et de l’imagination. Cette prédilection pour l’ombre fait partie intégrante d’une personnalité qui refuse l’étalage de l’intime. Il porte en lui une part enfouie, indicible. Le noir et blanc n’est pas seulement une question technique, c’est l’affaire de toute une vie. Par ailleurs, pour Degas, le réalisme, qu’il revendiquait, c’est prendre des fragments du réel pour récréer une réalité autre. C’est aussi la recherche d’une parfaite adéquation entre la forme et le fond. Sur un même motif, le noir et blanc dit autre chose que ce qui est exprimé en couleur. De plus, Degas a le goût de l’aléatoire, de l’improbable, il est toujours en attente de ce qui va arriver. Il disait ainsi qu’on ne doit pas être fier de ce que l’on fait, mais de ce que l’on pourra faire un jour. Et dans l’estampe comme dans la photographie, il y a cette part d’inconnu ; on grave ou on prend un cliché et quelque chose se « révèle » qui surprend merveilleusement.
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki
Entretien paru dans Chroniques n° 97, avril-juillet 2023