Un dessin d’Izieu : “Return to home and school”
Enfants d’Izieu [anonyme], Dessin du « Retour à la maison et à l’école », entre 1942 et 1944, département des Estampes et de la photographie, Réserve, BnF © Droits réservés
La colonie d’Izieu et la collection Sabine Zlatin
Ces archives témoignent de son engagement dans le sauvetage des enfants des camps d’internement des juifs étrangers en zone sud, à partir de 1942, et du dévouement de son époux Miron Zlatin et des éducateurs, d’abord au centre d’accueil de Palavas-Les-Flots puis à Izieu, jusqu’au 4 avril 1944, lorsque les quarante-quatre enfants et les sept adultes présents furent raflés sur ordre de Klaus Barbie, incarcérés à Lyon puis à Drancy avant leur déportation à Auschwitz ou Talinn. Sabine Zlatin organisait depuis le début de l’année 1944 une dispersion de la colonie, prévue le 11 avril.
La colonie avait une existence officielle. Sa mission était d’accueillir et de protéger les enfants, de leur assurer une vie normale et digne le temps de leur séjour parfois temporaire avant un placement ou un retour auprès de membres de leur famille.
Le fonds contient des archives personnelles et administratives mais aussi des dessins des enfants, documents incomparablement émouvants car en prise directe avec leur histoire ou leur imaginaire : vœux illustrés et fleuris pour les anniversaires ou les fêtes, aventures chez les indiens d’Amérique ou au pôle Nord, scène d’aviation, chevaux, un Chat Botté.
Si certains dessins sont signés, de Jacques Benguigui, Max Tetelbaum, Octave Wermet (Otto Wertheimer) par exemple, les informations nous manquent parfois pour identifier les auteurs ou leurs intentions. C’est ainsi par une lettre adressée par le jeune Joseph Goldberg à sa mère, transcrite par M. Pierre-Jérôme Biscarat dans Izieu, des enfants dans la Shoah que nous avons pu comprendre le processus collectif de la création des « bandes dessinées » Ivan Tsaravitch, Le trésor du Capitaine Blood, en fait des « pellicules » pour une projection cinématographique : « On fait des films. Mois, je les colores puis un autre qui les désine on a déjà fait aloa avec Tarzan, poursuite du bandit. Ses jolis. Ces un cuissetôt qui a fait le cinéma. Il est bien. »
Les enfants n’ont pas toujours le souci de signer leur œuvre. Certains dessins resteront à jamais anonymes.
L’énigme du dessin Return to home and school
Au sein de cet ensemble, un dessin nous semble receler un mystère très particulier, intitulé Return to home and school… (Il est titré au dos et en anglais). Il figure un trajet en train depuis Penzance (le dôme noir au bout de la plage jaune est-il le Mont Saint-Michel de Penzance ?), longeant la “Cornish Riviera” (on voit au passage la bifurcation ferroviaire pour Bath), passant par la gare de Paddington à Londres, et conduisant à la gare de Rugby, où sont figurés une « Auberge de la Couronne » (“Crown Inn”) et une école (“school”).
Le dessin est bien celui d’un enfant, mais est aussi annoté d’une main différente, plus assurée, en anglais et en polonais, pour noter les explications de certains détails et scènes cocasses, dans un polonais familier. La personne qui a annoté le dessin aura commis des erreurs d’orthographe témoignant d’une pratique plus orale que scolaire du polonais. Par exemple, le lieu-dit « The stamps » (dont nous ignorons la situation) est annoté « Djury w dachu » (Trous dans le toit) au lieu de « Dziury w dachu ». D’une fenêtre de la maison jaune de Rugby, s’échappent des « odeurs » : « Phew ! Perfumiaczka ». L’onomatopée anglaise « Phew » exprime le dégoût, et « Perfumiaczka » en polonais désigne dans le contexte de ce dessin une odeur pestilentielle. Devant la maison jaune, arrive une « Grubaska » (une grosse femme), passe une « Pindka » (coquette un peu vulgaire, une « pouffiasse »…), deux hommes se battent : « Bij ące się luje » (Deux sales types en train de se battre). Dans le train est représentée une enfant « Anusia », diminutif d’Anna, adressé généralement à une très petite fille. S’agit-il de l’auteur du dessin ? Peut-être d’une petite sœur ?
Des interrogations en suspens
Nous nous sommes demandé quel enfant avait pu ainsi dessiner un voyage en Angleterre et qui avait pu dans sa jeune existence passer la Manche et dans quelles circonstances. Un enfant anglais, un enfant polonais ? Quelle était la signification du terme “Home” ? La précision de la représentation témoignait d’une incontestable connaissance des lieux.
Nous ignorions tout encore du Kindertransport qui permit entre décembre 1938 et mai 1940 l’évacuation d’environ 10 000 enfants juifs depuis l’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne et Dantzig, principalement vers l’Angleterre, grâce à l’action du “Movement for the Care of Children from Germany” (puis “Refugee Children’s Movement”). Nous apprîmes qu’un certain Alan Overton, christadelphe, commerçant originaire de Rugby (Warwickshire), s’était impliqué dans ces opérations de secours et avait fondé plusieurs foyers d’accueil et de transit (“home”) dont Elpis Lodge à Birmingham et Little Thorn Lodge à Rugby.
L’auteur du dessin avait-il donc été évacué vers le “Home” de Rugby ? Qui était-il, ou elle ? Quelles circonstances l’avaient fait revenir sur le continent ? Et se trouver à Izieu ? À quelle époque ? Qui à Izieu connaissait son histoire ? Les historiens ont déjà donné la mesure de la Shoah, la catastrophe, en établissant les interminables listes des noms des disparus, aussi des survivants. Bannis de l’Europe nazie, interdits de mémoire, frappés d’anéantissement, d’eux ne subsiste parfois que le nom, dont le souvenir est le seul hommage que nous puissions leur rendre. Ici c’est anonymement et tacitement que ce dessin raconte une autre face de l’innommable.
Quelqu’un pourra-t-il aider à établir l’identité de cet enfant ?
Loïc Le Bail et Anna Andruszkiewicz
Ressources
Bibliographie
- Sabine Zlatin, Mémoires de la « dame d’Izieu » : avec sa déposition au procès Barbie ; témoignages de Gabrielle Perrier et de Samuel Pintel, Gallimard, 1992
- Bibliothèque nationale de France, « Garde-le toujours » : lettres et dessins des enfants d’Izieu, 1943-1944 : collection de Sabine Zlatin ; catalogue par Laure Beaumont-Maillet et Anne Grynberg, Bibliothèque nationale de France, Association du Musée-mémorial d’Izieu, 1994
- Les Enfants d’Izieu : une tragédie juive, documentation réunie et publiée par Serge Klarsfeld, A.Z. Repro, 1984
- Pierre-Jérôme Biscarat, Les enfants d’Izieu, 6 avril 1944 : un crime contre l’humanité, Grenoble : Musée dauphinois, Veurey : Éd. Le Dauphiné libéré, 2003
- Pierre-Jérôme Biscarat, Izieu, des enfants dans la Shoah, Fayard, 2014
- Serge Klarsfeld, La Shoah en France, Nouvelle édition, Fayard, 2001 - 1, Vichy-Auschwitz : la solution finale de la question juive en France ; 2, Le calendrier de la persécution des Juifs de France, 1940-1944 : 1er juillet 1940-31 août 1942 ; 3, Le calendrier de la persécution des Juifs de France, 1940-1944 : 1er septembre 1942-31 août 1944 ; 4, Le mémorial des enfants juifs déportés de France
- Dominique Missika, L’institutrice d’Izieu, Éditions du Seuil, 2014
- Dominique Missika, Le chagrin des innocents : itinéraires d’enfants juifs de 1939 à 1947, Grasset, 1998
- Sous la direction de Bernard-Henri Lévy, Klaus Barbie : archives d’un procès, Librairie générale française, 1987
Pour aller plus loin
Voir aussi : la restauration des rouleaux dessinés par les enfants d’Izieu