L’abbé Grégoire, itinéraire d’un abolitionniste
Après avoir consacré sa thèse de doctorat à Condorcet, philosophe des Lumières, grand théoricien du vote et partisan de l’abolition de l’esclavage, Gabriel Darriulat s’intéresse à la pensée politique d’un autre abolitionniste : l’abbé Grégoire. Depuis le mois d’octobre, le chercheur, agrégé de philosophie, explore, dans le cadre d’un contrat postdoctoral Collège de France/BnF, le fonds Grégoire conservé à la bibliothèque de l’Arsenal.
Chroniques : Pourquoi le fonds de l’abbé Grégoire a-t-il suscité votre intérêt ?
Gabriel Darriulat : Ce fonds n’avait, jusqu’ici, jamais été étudié pour lui-même. Or il rassemble 1 156 ouvrages et documents légués par l’abbé Grégoire, à sa mort en 1831, à la bibliothèque de l’Arsenal où il avait été brièvement conservateur. L’ensemble compte notamment plus de 150 lettres manuscrites et un peu moins de 500 brochures (discours politiques, essais, articles de presse, décrets, comptes rendus de séances au parlement) sur la question de l’esclavage et de son abolition. Ces dernières avaient été reliées en volumes par les secrétaires de Grégoire, à son instigation ou immédiatement après sa mort – comme en attestent les tables des matières manuscrites. Ce fonds très riche va me permettre d’étudier la question de l’esclavage sous l’angle de la philosophie politique, en analysant la pensée d’une figure majeure de l’abolitionnisme d’autant plus intéressante qu’elle traverse tous les événements du premier tiers du XIXe siècle : jusqu’à sa mort, l’abbé Grégoire continue à militer et réfléchir.
Qui était cet « abbé Grégoire » ?
Henri Grégoire est un prêtre lorrain, né en 1750, et d’abord curé près de Nancy. Il fréquente différentes sociétés intellectuelles et s’intéresse très tôt à la question des opprimés, que ce soient les paysans ou les Juifs. Élu député en 1789, il participe aux États généraux convoqués par Louis XVI pour faire face à la crise du royaume et commence à s’intéresser à l’esclavage, dans le sillage d’autres révolutionnaires comme Mirabeau : en décembre de cette même année, il devient membre de la Société des amis des Noirs. En 1794, alors que l’agitation sur l’île de Saint-Domingue conduit à envisager de mettre fin à l’esclavage, il participe activement aux débats : c’est lui qui aurait d’ailleurs imposé le terme « esclavage » dans le décret d’abolition de février, en lieu et place de la formulation ambigüe initialement prévue. Cependant, son influence décline dès l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte en 1799. S’il reste sénateur de 1801 à 1814, il n’aura plus tellement de poids dans la vie politique. Il n’en continue pas moins à entretenir des relations avec des personnalités importantes, au nombre desquels Toussaint Louverture, acteur de premier plan de l’indépendance de Saint-Domingue (qui devient la première République noire, Haïti, en 1804) ou Jean-Pierre Boyer, l’un de ses premiers présidents.
Comment s’est traduit son engagement sur une aussi longue période ?
Grégoire s’intéresse d’abord au droit de vote à accorder aux « libres de couleur » – Noirs ou métis qui ne sont pas esclaves – avant de faire de l’abolition de la traite négrière son grand combat. Il manifeste aussi un grand intérêt pour la création en Afrique de nouvelles colonies, qui seraient exploitées par d’anciens esclaves affranchis, sur le modèle de la Sierra Leone fondée par les Britanniques à la fin du XVIIIe siècle. Enfin, quand l’esclavage est rétabli en 1804 par Napoléon Ier, il essaie de comprendre les raisons de ce retour en arrière. La question du préjugé de couleur, l’idée de l’existence de races blanche et noire, devient alors sa préoccupation centrale. Elle est au cœur de son ouvrage majeur, publié en 1808, De la littérature des nègres.
Comment le fonds éclaire-t-il la construction de la pensée politique de l’abbé Grégoire ?
Les brochures sont constituées à la fois de textes abolitionnistes – rédigés par des auteurs américains et dont les plus anciens remontent au milieu du XVIIIe siècle – et d’écrits pro-esclavagistes. Or c’est en lisant les argumentaires des défenseurs de l’esclavage que l’on comprend véritablement les écrits de Grégoire, car les textes des uns et des autres se répondent, dans une lutte destinée à convaincre pouvoir politique et opinion publique. En établissant une chronologie de l’ensemble de ces imprimés, j’ai pu voir se dessiner l’évolution de ses centres d’intérêt aux différentes périodes de sa vie, mais aussi son engagement dans des affaires parfois peu connues, ou encore des périodes de creux : il est frappant de constater qu’absolument aucune brochure ne date de la période de l’Empire, entre 1804 et 1815 ! Cette chronologie, assortie d’une brève présentation de chacune des brochures, devrait être prochainement mise en ligne dans Gallica, pour rendre ces sources méconnues accessibles à tous.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
- Le fonds Grégoire à la lumière de l’étude des réseaux abolitionnistes transnationaux (1789-1831) Colloque – 16 juin 2025 | Bibliothèque de l’Arsenal
- Fonds Abbé Grégoire sur l’esclavage À la Bibliothèque de l’Arsenal
- Deux figures du combat pour l’abolition de l’esclavage - Ressources en ligne
- L’abbé Grégoire, son combat contre l’esclavage et le préjugé de couleur La France aux Amériques – Patrimoines partagés
Article paru dans Chroniques n° 103, avril-juillet 2025